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— Nous avons les autorisations officielles. Il n’a aucune raison de nous retenir.

— Qu’est-ce qui le fait rire ?

— Il pense que, de toute façon, nous n’aurons pas d’occasion de nous échapper.

— Pourquoi?

L’Italien adressa un sourire courtois à l’intention du policier puis regarda Diane, du coin de l’œil.

— Il a dit, textuellement : " On peut toujours s’échapper d’une prison. Mais de la liberté ? "

56

LE Tupolev ne possédait même plus de sièges ni de cabine. C’était un cargo aux parois grises, long de cent mètres, agrémenté de filets pour se cramponner ou glisser des paquetages. Serrés au coude à coude, plusieurs centaines de Mongols étaient installés, assis par terre, recroquevillés sur leurs sacs, leurs cartons, leurs ballots, tentant de maîtriser enfants et moutons.

Diane s’était accroupie parmi la foule. Elle était d’une fébrilité qui frisait l’hystérie. Elle n’avait pas dormi mais ne ressentait aucune fatigue. Elle n’éprouvait même pas de douleurs après l’affrontement du toit. Les violences de la nuit semblaient l’avoir traversée de part en part sans laisser de trace apparente, sinon une intense nervosité, une vibration à l’intérieur de son corps.

Malgré le meurtre, malgré les mystères du monastère, malgré le fait que Diane, à l’évidence, lui avait révélé un peu moins de dix pour cent de la vérité, Giovanni ne s’était pas esquivé — il voulait conduire ce périple jusqu’à la frontière sibérienne. Le temps de boucler leur sac, de boire un thé brûlant, les deux complices s’étaient mis en route vers l’aéroport afin d’attraper le vol hebdomadaire pour Mörön, bourgade située à cinq cents kilomètres au nord-ouest de la capitale.

L’avion volait depuis plus d’une heure. Le bourdonnement des réacteurs assourdissait les tympans, engourdissait les membres. Même les moutons ne bougeaient plus, figés comme des statuettes. Seule Diane continuait à s’agiter, se levant, se calant de nouveau entre les sacs et les passagers. Elle cherchait à retrouver son calme en observant les hommes et les femmes qui l’entouraient.

Les visages n’étaient déjà plus les mêmes qu’à Ulan Bator. Les hommes arboraient des teints bistres, des peaux ravinées, alors que les femmes et les enfants possédaient une peau diaphane, immaculée. Diane contemplait aussi les tons éclatants des deels. Il y avait là des versants de bleu, de vert, de jaune, des éclats de blanc, de rouge, des froissements d’orange, de rose, de violet…

Diane désigna un petit garçon assis près d’elle, sur un carton affaissé, et demanda à Giovanni :

— Comment s’appelle-t-il ?

L’Italien interrogea la mère, écouta la réponse puis traduisit :

— Khoserdene : Double joyau. En Mongolie, chaque prénom possède une signification.

— Et lui? demanda-telle.

Elle considérait maintenant un garçon plus jeune, blotti dans les bras d’une femme au turban indigo.

— Soleil de mars, traduisit l’attaché.

— Et lui ?

— Armure de fer.

Diane arrêta le jeu des questions. Elle fixait maintenant les foulards des femmes, qui ceignaient leur chevelure noire. Parmi les motifs imprimés, elle reconnaissait des animaux. Des rennes aux bois souverains, des aigles dont les ailes s’achevaient en liserés d’or, des ours dont les pattes se ramifiaient en fresques brunes. Lorsqu’elle regardait mieux, elle distinguait autre chose encore. A la faveur des reflets de soie, les bois, les ailes, les pattes devenaient des bras, des silhouettes, des visages humains… En vérité, sur chaque étoffe, les deux lectures étaient possibles. C’était une sorte de secret à deux faces, complice de la lumière. Diane pressentait que cet effet d’optique était recherché — et qu’il avait son importance.

— Dans la taïga, expliqua Giovanni, l’homme et l’animal s’identifient. Pour survivre dans la forêt, le chasseur s’inspire toujours de la faune. Il y puise ses propres méthodes d’adaptation. L’animal est à la fois une proie et un modèle. Un ennemi et un complice.

L’Italien parlait à tue-tête, pour couvrir le vrombissement du cargo :

— Cela va plus loin avec les chamans. Selon les croyances anciennes, ils ont le pouvoir de se transformer, véritablement, en animaux. Lorsqu’ils doivent communiquer avec les esprits, ils partent en forêt, quittent les habitudes des hommes — ne mangent plus de viande cuite par exemple -, puis subissent l’ultime transmutation afin de rejoindre le monde des esprits.

L’attaché se tut quelques secondes, afin de reprendre son souffle, puis il s’approcha de Diane, comme pour lui livrer un secret. Les parois grises de la carlingue emplirent ses verres, les transformant en deux coupelles de bronze.

— Une tradition tsévène est très connue : à l’époque où ils existaient encore, les chamans de chaque clan devaient se rendre dans des lieux secrets et s’affronter, sous la forme de leur animal fétiche. Ces combats terrifiaient les Tsevens et représentaient pour eux un enjeu crucial.

— Pourquoi ?

— Parce que le chaman vainqueur gagnait les pouvoirs du vaincu et les rapportait au sein de son clan.

Diane ferma les yeux. Depuis plus de dix ans elle étudiait les prédateurs, analysait leurs comportements, guettait leurs réactions. Au fond de ces recherches, il n’y avait qu’un but : comprendre la violence de ces animaux et, peut-être, en déceler le fondement secret.

Ces traditions chamaniques n’étaient pas si loin de ses propres préoccupations. Et l’idée d’un duel sans merci, livré par des hommes-animaux, la séduisait. Elle-même s’était réfugiée dans l’esprit des prédateurs, pour survivre, moralement, après l’accident de son adolescence.

Elle rouvrit les paupières et scruta, à travers la lumière poudrée du cargo, les passagers aux deels bigarrées, les fichus chatoyants des femmes. D’une manière étrange, elle éprouva le sentiment qu’elle avait rendez-vous, elle aussi, au bout de la taïga.

Rendez-vous avec elle-même.

57

EN fin d’après-midi, alors qu’ils voyageaient à bord du deuxième avion — un biplan minuscule, vacillant dans les vents et les nuages -, la steppe se couvrit brutalement de forêts immenses. Les collines s’élevèrent en versants rouge et or, les clairières s’approfondirent en nuances sombres, la terre se mit à scintiller de centaines de rivières. Ils parvenaient à la frontière nord du pays. Aux portes de la Sibérie.

Au lieu d’éprouver un regain d’énergie face à tant de beauté, Diane sentait la fatigue fondre sur elle. Giovanni s’exaltait au contraire à la vue de ce paysage. " La région des lacs. La Suisse mongole ! " hurla-t-il en s’approchant du hublot. Il sortit une carte géographique, se cala au fond de la carlingue et fit ses commentaires à voix haute, braillant toujours pour couvrir le vacarme des hélices : " Ça va être un voyage incroyable. Nous sommes des pionniers, Diane! "

Dix-huit heures. Atterrissage dans la plaine. Tsagaan-Nuur ne comportait qu’une trentaine de baraques : des isbas peintes dans des tons pastel. Si les passagers du cargo de Mörön n’avaient pas manifesté le moindre intérêt pour les voyageurs européens, l’attention des autochtones se réveilla brusquement ici, surtout à l’égard de Diane et de ses torsades blondes, qui dépassaient de sa chapka.

Pendant que Giovanni s’entretenait avec un vieil éleveur de rennes, Diane s’approcha de la clôture qui abritait les cervidés. Petits, poudrés de noir ou de blanc, ils ressemblaient à des modèles réduits, oscillant entre l’animal en peluche et la figurine de granit. Seuls leurs bois leur conféraient quelque noblesse. Chaque bête avait la tête couronnée de branches revêtues d’une sorte de velours gris, qui s’effilochait en cette saison.