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L’ethnologue revint expliquer la situation à Diane. L’éleveur pouvait leur " louer " six ou sept montures, mais à une seule condition : il voulait d’abord évaluer leur aptitude à chevaucher les rennes. Piqué au vif, Giovanni décida de monter aussitôt l’une des bêtes. A la troisième chute, il parut se fatiguer des rires des Mongols, groupés en masse pour assister au spectacle. A la cinquième, il vérifia son équipement : pourquoi sa selle n’était-elle pas fixée ? A la septième, il envisagea à voix haute la possibilité d’un voyage à pied. Enfin le propriétaire daigna livrer quelques explications. Le pelage des rennes était si lisse qu’il n’accrochait aucun matériau — il était donc impossible de fixer la moindre sangle. Il fallait au contraire laisser le harnachement libre et épouser la démarche de l’animal — flotter sur son échine, en se dirigeant grâce à l’encolure. Joignant les actes à la parole, l’éleveur chevaucha l’une de ses bêtes et effectua un tour d’enclos.

Diane et Giovanni commencèrent leur apprentissage. Il y eut de nouvelles chutes, de nouveaux rires. Trempés, boueux, les deux voyageurs s’abandonnèrent à l’atmosphère joviale du village. Diane, lorsqu’elle ne passait pas les étriers, était si grande qu’elle pouvait enjamber sa monture et poser les pieds au sol. Cette démesure provoquait l’hilarité des spectateurs. Dans cette explosion de gaieté, les compagnons semblaient enfin accorder leur humeur.

Surtout, après chaque plongeon, après chaque rire, une secrète mélancolie les saisissait. Ils levaient les yeux et découvraient les hautes murailles de la chaîne Khoridol Saridag qui fermaient l’horizon, dans un silence de quartz. Le vent doré du crépuscule reprenait tout à coup ses droits, fouettant leur visage surchauffé. Le regard de Diane croisait alors celui de Giovanni et ils percevaient soudain, alors que l’herbe se couchait en longues vagues langoureuses, ce que leur murmurait chaque rafale : des chansons tristes de cœurs blessés, d’éloignement sans retour. Quand la nuit fut tombée, quand ils surent enfin monter les petits dos gris, ils avaient également surpris un autre secret : la nostalgie inquiète de la taïga.

58

DÈS l’aube, le périple commença.

Diane et Giovanni étaient finalement escortés par l’éleveur et son fils. Sept montures composaient leur convoi, dont trois portaient les paquetages : fusils, gamelles, toiles et piquets de tentes militaires soviétiques, quartiers de mouton enveloppés dans des linges et un tas d’éléments que Diane avait renoncé à identifier. La cadence était lente. Les rennes avançaient à petits pas, fendant la houle des plaines, se glissant sous les frondaisons rougeoyantes, s’accrochant aux premiers coteaux de pierre, dans des claquements de caillasse. C’était tranquille, sans danger, et cela aurait pu être monotone s’il n’y avait eu la torture du froid.

Il s’insinuait par le moindre interstice des vêtements, tapissant la peau d’une membrane de glace, pétrifiant les membres, gelant les doigts et les orteils. Chaque heure, il fallait s’arrêter pour marcher, bouger, boire du thé — tenter de revivre. Tandis que les Mongols grattaient l’intérieur de leurs paupières avec leur couteau, Diane et Giovanni demeuraient immobiles, frissonnants, incapables de dire un mot, piétinant la terre à coups de pieds gourds. Il n’était pas question d’ôter ses gants — la moindre surface de pierre gelée leur aurait arraché les paumes. Il fallait éviter aussi de boire un breuvage brûlant, l’émail des dents éclatant sous une trop grande différence de température.

Lorsque les cavaliers remontaient enfin sur leur renne, le corps à peine délié, c’était avec au cœur un goût de défaite, de mort invincible : le froid ne les avait pas quittés.

D’autres fois, au contraire, le soleil s’abattait en rayons torrides. Chaque voyageur devait alors s’encapuchonner pour se protéger de la fournaise, comme en plein désert. La brûlure du vent devenait si dure, si vorace, qu’elle semblait inverser son propre mouvement, décoller l’épiderme du visage par fines pellicules calcinées. Puis, tout à coup, le disque aveuglant s’éclipsait et la montagne retrouvait sa profondeur funeste. Le froid revenait se verrouiller autour des os, à la manière d’un carcan de glace.

En début d’après-midi, ils accédèrent au col, à trois mille mètres d’altitude. Le paysage se métamorphosa. Sous les nuages, tout devint noir, lunaire, stérile. Les herbes se crispèrent en mousses et en lichens. Les arbres s’espacèrent, se décharnèrent, puis disparurent tout à fait, cédant la place à des rocs vert-de-gris, des gouffres de pierre, des flèches austères. Parfois le col traversait des marécages monotones, hérissés de quelques conifères. D’autres fois encore, le paysage semblait littéralement saigner, révélant des parterres de bruyère dont les fleurs violacées figuraient l’hémoglobine. La toundra, la terre aux entrailles gelées, inaccessible et oubliée, les enveloppait comme une malédiction.

Dans le ciel, Diane observait les oiseaux migrateurs, qui volaient dans la direction inverse — vers la chaleur. Elle les regardait s’éloigner avec une sourde fierté. Lèvres blanchies d’écran protecteur, lunettes closes sur les tempes, elle était plus que jamais résolue à remonter vers les montagnes. Elle encaissait chaque sensation, chaque souffrance, y puisant même une jouissance ambiguë. Elle voyait dans ce périple une sorte d’épreuve légitime. Il lui fallait affronter ce pays. Il lui fallait arpenter ces flancs de rocaille, supporter le froid, la fournaise, ce désert de granit et d’âpreté.

Parce qu’il s’agissait de la terre de Lucien.

Il lui semblait remonter aux origines de l’enfant. Les murailles qui l’entouraient, les obstacles qui se dressaient, les gerçures qui flétrissaient sa peau formaient les étapes nécessaires d’une sorte de mise au monde. Les liens qui l’unissaient à son fils adoptif se renforçaient dans ce couloir de granit. Ce voyage implacable, sans merci, c’était son accouchement à elle. Un accouchement de givre et de feu, qui allait s’ouvrir sur une union totale avec l’enfant — si elle survivait.

Elle réalisa soudain que le paysage se transmuait encore. Une douceur, un chuchotement atténuaient maintenant la dureté de l’environnement. Des flocons graciles planaient dans l’air et couvraient progressivement la toundra. Une blancheur immaculée saupoudrait les branches, atténuait les angles, modelait chaque forme, chaque contour comme une œuvre feutrée, intime. Diane sourit. Ils parvenaient au sommet du versant et touchaient maintenant au domaine sacré de la neige. Le convoi évoluait au sein d’une clarté de plus en plus fine, de plus en plus transparente, à l’exacte frontière de la terre, de l’eau et de l’air.

Insensiblement, le cortège ralentit, s’alanguissant au fil des pas silencieux des rennes. L’éleveur mongol se mit à hurler. Les bêtes épuisées bramèrent en retour, prirent une autre cadence, franchissant la frontière blanche et rejoignant, peu à peu, l’autre côté de la montagne. La terre s’aplanit, parut hésiter, se fondit en une pente d’abord douce, puis abrupte, qui dévala à travers les congères et les tapis de mousse. L’herbe réapparut, les arbres se multiplièrent. Tout à coup les cavaliers aboutirent au versant qui s’ouvrait, en contrebas, sur l’ultime vallée.

Les cimes des mélèzes se déployaient en brumes embrasées. Les feuillages des bouleaux ruisselaient d’ocre et de pourpre ou parfois, déjà secs, se tordaient en ciselures grises. Les sapins bouillonnaient d’ombre et de vert. Dessous, les pâturages ménageaient de tels éclats, de telles fraîcheurs, qu’ils suscitaient un sentiment entièrement neuf — un émerveillement enfantin, un renouvellement du sang. Surtout, au fond de cet immense berceau, il y avait le lac.