Marchant d’un pas résolu à travers la forêt, chauffant son sang au rythme de ses pas, Diane s’installait progressivement au cœur de cette vérité. Tout collait désormais. L’accident était fondé sur un sabotage organisé par une poignée de scientifiques. Voilà pourquoi Talikh les pourchassait aujourd’hui, les traitant, au seuil de la mort, comme des bêtes.
Et voilà pourquoi, sans doute, ces hommes revenaient dans l’anneau de pierre. Pour renouveler l’expérience : s’exposer à l’irradiation et régénérer leurs pouvoirs…
Diane s’arrêta. Parvenue au sommet de la colline, elle apercevait, à travers le brouillard, la dépression de la nouvelle vallée.
Et, au centre de cette clairière, l’immense couronne du tokamak.
61
DIANE songea à une ville. Autour de l’anneau de pierre, un dédale de bâtiments, de structures rouillées se déployait sur plusieurs hectares, dont les hauteurs se perdaient dans les brumes. A droite, jouxtant la montagne, se dressaient les turbines de la centrale électrique qui avait alimenté le circuit thermonucléaire. Elle poursuivit sa descente. Elle discernait, au-delà des bâtiments, creusés entre les parois rocheuses, les sillons à demi effacés de routes et de chemins de fer. Grâce à ces infrastructures, les Soviétiques avaient transporté les équipes et le matériel nécessaires à la construction de l’ouvrage. Diane était prise d’un vertige : combien d’ingénieurs, d’ouvriers, de roubles avaient-ils été engloutis dans ce projet qui s’était achevé en une flambée meurtrière ?
Elle contourna la couronne par le flanc ouest. Sous ses pieds, les dalles de ciment remplaçaient peu à peu le sol herbu. Elle enjamba des éboulis, des morceaux de ferraille, puis pénétra dans le premier édifice. A l’intérieur, l’espace était compartimenté par des cloisons ajourées dont les vitres étaient brisées.
Au bout d’un couloir, Diane émergea dans un patio de ciment brut, fissuré de froid, dont le parterre était jonché de gravats et d’aiguilles de pin. A son approche, des sternes au bec rouge s’envolèrent. Le claquement de leurs ailes se répercuta sur les murs de béton, pourfendant d’un trait carmin les parois verdâtres. Elle n’éprouvait aucune peur. Ce lieu était si gigantesque, si abandonné, qu’il lui semblait irréel. S’engageant sur la gauche, elle pénétra dans un bloc dont les fenêtres laissaient pénétrer la lumière de l’aube. Elle avançait toujours, longeant des murs lézardés, où poussaient des bruyères et des airelles.
Elle croisa de nouvelles salles abritant des paillasses fêlées, des outillages colossaux, des machines obscures. Plus loin, elle repéra un escalier qui descendait vers un niveau inférieur. Elle alluma sa lampe. Au bas des marches, Diane fut stoppée par une rangée de barreaux verticaux. Elle poussa la grille, qui était ouverte. Maîtrisant son appréhension, elle plongea dans le sombre boyau. Il lui semblait que sa propre respiration emplissait tout l’espace.
A l’évidence, elle se trouvait dans des geôles. Le faisceau de sa torche accrochait des rangées de cellules, réparties de chaque côté de la salle. De simples compartiments, séparés par des murets, où des chaînes étaient encore scellées au parterre. Diane songeait aux chamans " importés " des prisons et des camps sibériens. Elle songeait aux asiles psychiatriques russes où avaient été " traités " des milliers de dissidents. Que s’était-il passé dans ce site secret ? La prison semblait encore résonner des cris, des gémissements des sorciers grelottants, effarés, attendant dans l’obscurité de connaître leur sort.
Dans le rayon de sa torche, elle aperçut tout à coup une inscription, creusée dans la paroi. Elle s’approcha. C’étaient des lettres cyrilliques qu’elle reconnut aussitôt pour les avoir contemplées dans les archives de l’institut Kurchatov. Elles formaient le nom de TALIKH. A côté, un mot était gravé, qu’elle ne comprenait pas, mais qui était suivi de chiffres : 1972. Dans la conscience de Diane un bruit blanc retentit, une sorte d’écho effrayé. Eugen Talikh, le grand patron du tokamak, avait été, lui aussi, emprisonné ici. Il avait partagé les souffrances des autres chamans.
Elle tenta d’envisager une explication. Au fond, ce fait résolvait plus de problèmes qu’il n’en posait. Si le TK 17 avait été le théâtre d’expériences sadiques à l’égard des sorciers, Eugen Talikh n’avait pu souscrire à de telles pratiques. Il avait dû au contraire s’insurger, menacer les tortionnaires d’en référer aux instances du Parti. Tout s’était alors inversé. Les parapsychologues, sans doute ligués aux militaires du site, avaient emprisonné le physicien sous un quelconque prétexte d’antipatriotisme. Après tout, un Tseven restait un Tseven. Et les soldats russes avaient dû se réjouir de pouvoir écraser l’orgueil de ce petit bridé. Diane passa ses doigts sur l’inscription. Il lui semblait sentir, incrustée dans la pierre, la colère du chercheur. Bien qu’elle fût incapable de déchiffrer ces pattes de mouches, elle était certaine que la date avoisinait celle de l’accident, au printemps 1972.
Ainsi, elle avait deviné juste : au moment de l’explosion, Talikh ne dirigeait plus le tokamak — il était en prison, comme un simple détenu politique.
Diane remonta les marches et reprit sa route au hasard, abasourdie par cette découverte. Elle mit quelque temps à remarquer que l’architecture gagnait en grandeur. Les embrasures de portes s’élevaient, les plafonds se hissaient à des hauteurs démesurées. Diane se rapprochait du tokamak.
Elle tomba enfin sur une porte plombée, cernée d’acier, équipée d’un volant d’ouverture, comme celle d’un sas sous-marin. Au-dessus du chambranle, un sigle rouge, à demi effacé, était peint: l’hélice qui annonce, dans tous les pays du monde, la proximité d’une source de radioactivité.
Diane plaça sa torche entre ses dents et serra ses mains gantées sur le volant. A force d’efforts, elle parvint à le débloquer. S’acharnant encore, elle le déverrouilla complètement puis tira vers elle, muscles tendus, déchirant les joints de lichen le long du chambranle. La paroi s’écarta d’un coup puis coulissa latéralement le long d’un rail. Elle était stupéfaite : l’épaisseur du bloc — composé pour moitié de béton, pour moitié de plomb — devait excéder un mètre.
Le seuil franchi, une surprise l’attendait: le couloir était éclairé. Des tubes fluorescents diffusaient une violente lumière blanche. Comment l’électricité pouvait-elle fonctionner dans ce lieu ? Elle songea aux autres membres du tokamak. Des hommes étaient-ils déjà parvenus dans la rotonde ? Elle ne se voyait pas reculer maintenant. Pas aussi près du but.
Avec prudence, elle pénétra dans le cercle de pierre.
62
DIANE se trouvait dans un couloir circulaire de quinze mètres de largeur. Au centre de cette artère, un conduit cylindrique courait, cercle dans le cercle, englouti sous des agglomérats de fils, de bobines, d’aimants. Au-dessus de cet assemblage, des arceaux magnétiques s’élevaient et paraissaient offrir un parrainage d’acier à cet étrange pipe-line. Tout, ici, semblait avait été conçu sous le signe du cercle, de la courbe, du tournant…
Elle s’approcha. Les câbles mêlés retombaient comme des lianes. Les bobines de cuivre s’égrenaient avec régularité le long du circuit. Elles luisaient d’une couleur rose vieilli qui distillait dans la bouche un goût de bonbon usé. Dessous, des géométries de métal noir soutenaient l’ensemble. Diane n’était qu’à quelques pas du conduit. Elle discernait, à travers la complexité des équipements, la coque d’acier lisse et noire, la chambre à vide, dans laquelle, jadis, le plasma avait approché la vitesse de la lumière, atteignant la température de fusion des étoiles.