Elle reprit sa marche prudente, s’efforçant de ne provoquer aucun bruit, aucun raclement parmi les gravats qui couvraient le sol. Elle ne s’était jamais sentie aussi minuscule, aussi misérable. Cette machine appartenait à une autre échelle, une autre logique. Diane éprouvait une angoisse confuse face à cet édifice entièrement forgé par la mégalomanie de l’homme — par cette volonté de violer les lois terrestres, de bouleverser la matière dans ses structures les plus profondes. Kamil avait évoqué Prométhée, le voleur de foudre. Gambokhuu avait parlé des esprits qui s’étaient vengés de l’audace des hommes. Quels qu’aient été les défis qui s’étaient joués dans cette rotonde, Diane comprenait que le tokamak avait été le théâtre d’une profanation, d’une bravade à l’égard de forces supérieures.
Elle marcha ainsi plusieurs minutes, suivant la courbe du couloir, puis songea à rebrousser chemin. Il n’y avait rien pour elle dans ce cercle. Ces délires technologiques ne lui offraient pas le moindre indice et… Le hurlement se déploya comme une vocifération de métal.
Elle plaqua ses mains sur ses oreilles. Aussitôt le cri se répéta avec plus de violence encore. C’était une onde aiguë, un tournoiement insoutenable. En état de choc, Diane comprit alors que la stridence n’était pas un hurlement mais un signal d’alarme : le tokamak était en train de se remettre en marche.
Telle une confirmation maléfique, une porte plombée qui creusait la paroi, sur sa droite, s’encastra violemment dans le mur et se verrouilla. Diane vit le volant tourner alors qu’un phare rouge s’allumait au-dessus du chambranle. Il lui semblait que l’anneau tout entier reprenait vie. En vérité, tous les sites à hauts risques fonctionnaient de la même façon : en cas d’alerte, la première mesure était d’isoler la zone dangereuse, de couper toutes les issues — quitte à sacrifier une présence humaine. C’était ainsi que les Tsevens avaient brûlé vifs. C’est ainsi qu’elle allait mourir.
Elle songea au sas qu’elle avait laissé ouvert. Elle tourna les talons et détala à toutes jambes. Elle courut, courut, courut, les yeux lacérés par les gyrophares, les oreilles violentées par l’alarme. Elle croisa plusieurs portes qui, à chaque fois, se bouclaient sur son passage. Avait-elle la moindre chance de courir plus vite que ce mécanisme de sécurité ?
Soudain un vrombissement frémit sous ses pieds : le circuit s’ébranlait. Les pensées s’affolèrent dans sa tête. Une onde électrique pouvait-elle se déclencher ? Restait-il des gaz de tritium dans la chambre à vide ? En combien de temps les atomes allaient-ils se transformer en un arc de plusieurs millions de degrés ? Elle courait toujours, le cœur en flammes, le long de l’anneau. Le grondement s’amplifiait. Le tremblement faisait osciller les parois, le sol, les câbles, se résolvant dans son corps en ondes de terreur. Enfin elle aperçut la porte par laquelle elle était entrée : elle était toujours ouverte. Au même instant, la paroi glissa sur son rail. Diane vit les poulies noires tournoyer, les gonds se déplacer latéralement, puis l’épaisseur de béton plombé se caler dans l’axe du chambranle.
Elle effectua un bond surhumain, passa dans l’entrebâillement et sentit l’angle de béton lui frôler les côtes. Elle buta contre le seuil d’acier, tomba, se blottit aussitôt contre la paroi qui venait de se verrouiller. A bout de souffle, à bout de pensées, elle ne cessait plus de hurler, trépignant des talons, frappant le sol de ses poings. La panique se libérait en elle — une panique qui venait de loin, de toutes les épreuves qu’elle avait déjà affrontées.
La secousse culmina et lui coupa la voix. Le mur parut tressauter sur son axe, à la manière d’une membrane d’enceinte sonore. Diane se recroquevilla encore, muscles noués, mâchoires serrées, sentant le sol se soulever en une vague puissante. Tout cela ne dura qu’un instant. Un fragment, un éclat de seconde. Puis le silence s’imposa, refoula la houle assourdissante de l’alerte. La sirène s’amenuisa. Le sol retrouva sa stabilité. Diane demeurait immobile, prostrée, les yeux fixes.
Lentement, des pensées se formèrent de nouveau dans son cerveau. Un fait, un murmure, montait, loin, très loin, du fond de sa conscience : tout était fini. La montée en régime du tokamak n’avait duré que quelques secondes. Les mécanismes de sécurité, vestiges d’une autre époque, avaient stoppé l’élan destructeur. Diane se rendit compte qu’elle envisageait le circuit thermonucléaire à la manière d’une entité autonome — bête ou volcan. La vérité était différente. Une main d’homme avait provoqué le nouvel arc électrique. Qui ? Et pourquoi ? Pour la tuer, elle ? Elle était trop lasse pour s’interroger davantage. Trop épuisée pour de nouvelles questions.
Elle s’arc-bouta et se releva. Elle remarqua alors que son poncho, sur le côté gauche, avait fondu. Elle l’arracha. Sa parka aussi était noircie, déchirée en une longue ouverture. Diane plongea sa main à l’intérieur de la faille et rencontra la laine polaire, les fibres de polyester. Brûlées elle aussi. D’un seul mouvement elle découvrit son flanc. De l’aine jusqu’à l’aisselle, sa peau croustillait encore des marques du feu. C’était un froissement rouge, qui striait sa chair et rappelait les gravures anatomiques d’écorchés. Diane ne comprenait pas. Et l’absence de douleur achevait de l’épouvanter.
Elle se baissa et scruta la paroi plombée, à la hauteur où elle était assise — d’infimes fissures verticales creusaient le matériau. Le gel des hivers, la brûlure des étés avaient fini par altérer l’étanchéité du plomb. Par ces interstices, le rayonnement atomique avait filtré et l’avait touchée, elle, jusque dans ses constituants les plus ultimes. Elle recula, sidérée. Elle croyait avoir échappé à la mort. Elle avait tort. Tout à fait tort. Parce qu’elle n’était pas seulement brûlée.
Elle était irradiée.
Virtuellement morte.
63
LE soleil se levait sur la vallée. Les plaines verdoyantes montaient à l’assaut de l’horizon, encadrées, à droite, par les forêts de la colline, et, sur la gauche, par les contreforts de la montagne encore voilés de brouillard. Diane remarqua, à cent mètres de là, un point qui se détachait. En plissant les yeux, elle reconnut la silhouette de Giovanni, qui avançait vers elle, fusil en bandoulière. Les pâturages l’immergeaient jusqu’à mi jambes, en de longs rouleaux lascifs.
— Qu’est-ce qui se passe ? hurla-t-il. J’ai senti une vibration et…
Une bourrasque avala la suite de ses paroles. Vacillante, Diane marcha à sa rencontre. Elle ne sentait pas la brûlure mais percevait avec précision les rafales de vent qui lui fouettaient la face, les caresses des herbes sur ses jambes, les parfums de fraîcheur qui montaient en colonnes jusqu’à son âme.
— Vous auriez pu m’attendre, gronda l’Italien lorsqu’il fut tout proche. Que s’est-il passé ?
— Le tokamak s’est mis en marche. Je ne sais pas ce que…
— Et vous ? s’enquit-il. Ça a l’air d’aller.
Diane sourit pour réfréner ses sanglots.
— Vous avez le sens de l’observation, dit-elle.
Elle noua ses doigts sur sa tignasse et tira, sans effort, une poignée de cheveux. L’irradiation jouait déjà à plein. Les milliards d’atomes qui la composaient étaient en train de se désintégrer, provoquant une réaction en chaîne qui ne cesserait plus jusqu’à sa décomposition totale. Pour combien de temps en avait-elle ? Quelques jours ? Quelques semaines? Elle murmura :