Deux de ses " suivantes " la déshabillèrent tandis que la troisième lançait dans l’âtre du poêle des crins de cheval et des gouttes de vodka. En quelques secondes, Diane se trouva nue, sur une paillasse de cuir plus dure qu’une plaque de fer. Elle grelottait, les yeux rivés sur son propre corps, qui paraissait démesuré, squelettique, blafard sur cette couche noire. Trois hommes pénétrèrent dans l’urts. Diane se recroquevilla. Mais les intrus ne lui jetèrent même pas un regard. Ils balancèrent leurs chapeaux — bonnet de ski, cagoule, feutre mou — et attrapèrent des tambours, placés près du sanctuaire. Le martèlement s’éleva aussitôt. Des coups durs, mats, sans résonance. Diane se souvint d’un détail évoqué par Giovanni: les tambours rituels, dans la taïga, étaient toujours sculptés dans le bois d’arbres foudroyés.
Une progression apparut dans le rythme : un râle de gorge s’insinuait entre les pulsations, tissant un murmure décalé, un écho assourdi face au front des tambours. Les hommes — trois faciès de roc -, vêtus de deels noires éreintées, se mirent à osciller d’un pied sur l’autre en dressant leurs battoirs. Ils ressemblaient à des ours maussades, encore barbouillés de forêt.
Les femmes forcèrent Diane à s’allonger. Elle eut un sursaut pour couvrir sa nudité mais s’aperçut que la fumée du poêle était devenue si dense que sa chair n’était plus visible. L’une des suivantes lui lança des traînées de talc sur le torse alors qu’une autre lui faisait boire un breuvage brûlant. Les sensations déferlaient en elle sans qu’aucune prenne le dessus : froid, panique, étouffement… Elle posa sa tête sur le cuir et comprit qu’il était trop tard pour reculer. Les yeux fermés, les mains palpitant sur ses épaules, elle se surprit à prier. A souhaiter que cela arrive, vraiment. Que la magie tsévène l’emporte et la sauve…
Les martèlements s’amplifièrent. En contrepoint, la forêt de souffles montait, jaillissant des lèvres fermées, produisant une pulsation obsédante. Malgré elle, Diane rouvrit les yeux. Elle ruisselait de sueur. Les hommes, ombres vagues dans l’épaisse fumée, se déplaçaient latéralement, fléchissant les jambes à chaque accent de tambour. Les femmes s’étaient assises sur leurs talons, autour de Diane. Paupières baissées, elles s’inclinaient, se redressaient, s’inclinaient encore, les mains posées en offrande sur leurs genoux. Un détail accrocha son regard : leurs pendants d’oreilles dessinaient des silhouettes d’oiseaux migrateurs.
Tout à coup le tissu de la cérémonie se déchira. Les femmes venaient de sortir des flûtes de leur manche et soufflaient à l’unisson dans ces tiges de corne. Les trilles étaient si aigus, si entêtés qu’ils semblaient près de vaincre les tambours sur le terrain du tumulte. Toujours assises, les musiciennes s’arc-boutaient, tournoyaient sur elles-mêmes, telles des toupies de sons, de soie et de feu. Leurs lèvres paraissaient vissées sur leur instrument maléfique. Leurs joues gonflées ressemblaient à des encensoirs, couvant des braises sacrées.
Alors, du fond de ce fracas, à travers les vapeurs, elle apparut.
Un bonnet hérissé de plumes d’aigle s’épanchait sur son visage en franges de tissu. Sa silhouette minuscule était engloutie sous un manteau tapissé de lourdes pièces de métal. Recroquevillée comme un poing, elle avançait à petits pas cadencés, tenant serré entre ses mains un objet mystérieux. Une sorte de bourse revêtue de fourrure. Diane la vit s’approcher, tétanisée. Une stridence inouïe couvrit le rythme des tambours et les torsades des flûtes. Au bout de quelques secondes, elle comprit qu’il s’agissait d’un cri. Elle pensa d’abord à la sorcière, qui vociférait peut-être sous ses franges, puis saisit : ce n’était pas la chamane qui hurlait, mais la gourde de fourrure entre ses mains.
La chose était vivante.
Un rongeur à longs poils noirs se tordait d’effroi entre les poings de la vieille. Diane se terra au fond de la tente, acculée par ces images saccadées : les hommes balançant furieusement leur torse d’avant en arrière, les femmes, voûtées sur leurs fifres, et la magicienne, les bras dressés, auréolée de franges à la manière d’un oiseau, brandissant la gueule hurlante du mammifère.
Il fallait fuir ce cauchemar, oublier ce… Ses épaules furent violemment plaquées sur la paillasse. Les suivantes avaient lâché leur instrument pour l’immobiliser. Elle voulut hurler mais une bouffée de fumée s’engouffra dans sa bouche. Elle voulut se débattre mais la panique la terrassa : le visage des musiciennes avait changé. Leurs yeux étaient injectés de sang. Gomme laqués de rouge. Diane comprit que la cérémonie livrait les corps au chaos originel, au débordement de la vie primitive. Chaque cœur s’affolait, chaque vaisseau sanguin éclatait.
La chamane était là, maintenant, toute proche. La bête entre ses poings hurlait toujours, dressant des crocs affûtés, véhéments. La vieille approcha le monstre de la brûlure. Diane baissa les yeux vers son ventre saupoudré de talc. Sous les traînées blanches, la peau s’était gonflée, gaufrée, craquant déjà par endroits sous la poussée irréversible de la putréfaction. En un ultime cambrement, elle voulut s’échapper mais la stupéfaction la paralysa.
La sorcière venait de plaquer l’animal sur sa plaie, écrasant le corps de fourrure sur les chairs purulentes. En un déclic, les yeux du rongeur se voilèrent d’une pellicule écarlate — un film de sang. La chamane passait et repassait la boule de poils sur la plaie avec acharnement, obstination — une espèce d’application forcenée.
Telle était l’obscure logique de l’intervention : la magicienne cherchait à effacer les stigmates de l’atome à l’aide du rongeur. Elle utilisait l’animal comme une éponge de souffrance, un aimant curateur qui allait balayer les marques du feu et aspirer la mort.
Tout à coup l’animal se mit à grésiller. Des étincelles jaillirent de sa fourrure. Diane ne pouvait y croire : le mammifère, au contact de ses brûlures, prenait feu. Son corps fumait entre les doigts crochetés de la sorcière.
Alors tout se déroula en quelques secondes.
La chamane brandit l’animal-brûlot vers les hauteurs de la tente. Elle pivota sur elle-même, provoquant un charivari de franges et de métal, puis écrasa la bête sur un roc, griffes en l’air. Dans le même mouvement, elle extirpa un coutelas de sa manche et trancha, du sexe à la gorge, le corps de l’animal. Diane vit le ventre ouvrir sa poche de viscères fumants. Elle vit les doigts tordus de la chamane fourrager dans les entrailles puis discerna, parmi les formes sombres des organes, un foisonnement plus noir, une génération de cellules malsaines qui suintaient des fibres et des tissus. Des grains de peur. Des indices de souffrance. Un caviar de mort.
Diane comprit la vérité avant de s’évanouir.
Le cancer.
Le cancer de l’atome était passé dans le corps de l’animal.
65
QUAND Diane se réveilla, le jour consumait ses dernières heures. Elle s’étira, sentit ses muscles se dénouer jusqu’à leurs plus fines extrémités, puis elle savoura la chaleur du poêle qui ronronnait au centre de l’espace. Elle percevait au loin les rumeurs du campement. Tout était si doux, si familier…