Elle se trouvait sous une urts, occupée seulement par quelques selles de bois, un châssis à filer et les inévitables rochers gris, qui jouaient leur rôle de mobilier. Il n’y avait plus trace de chamanisme, à l’exception de figurines suspendues, aux robes cousues en peaux d’oreille, et de colliers de museaux de petits rongeurs. En levant les yeux, elle aperçut le ciel à travers l’embrasure du toit. Elle se souvint des paroles de Giovanni : les tentes mongoles étaient toujours ouvertes vers le haut, afin que le foyer demeure en contact avec le cosmos.
Elle s’assit sur la paillasse et écarta la couverture de feutre. Elle était habillée de nouveaux sous-vêtements. Son jean et un pull à col roulé reposaient près d’elle, soigneusement pliés. Il y avait même, éclats de lumière parmi les herbes, ses lunettes, à portée de main. Elle les plaça machinalement sur son nez puis releva son tee-shirt afin d’observer sa brûlure. Ce qu’elle découvrit ne la surprit pas. Elle se sentit inondée de reconnaissance, traversée par une force d’amour comme une rivière par le soleil. Elle acheva de s’habiller puis sortit de l’urts.
L’installation du campement était achevée. Une quarantaine de tentes se disséminaient dans la clairière. Le paysage de la toundra, sous la lumière rasante du soir, paraissait plus lunaire que jamais. Chaque nomade vaquait à ses occupations. Sous les urts, les femmes préparaient la nourriture. Des hommes escortaient les derniers troupeaux jusqu’aux enclos. Des enfants couraient en tous sens, sillonnant les fumées, déchirant l’air grisâtre de leurs rires.
Un sourire monta aux lèvres de Diane lorsqu’elle repéra Giovanni, assis auprès d’un feu solitaire. Elle vint s’installer près de lui, parmi les selles et les paquetages. L’Italien lui tendit un gobelet de thé.
— Comment vous sentez-vous ?
Elle saisit le breuvage, huma sa fumée mais ne répondit pas. Il n’insista pas. Tassé dans sa parka, il tisonnait le feu à l’aide d’une branche morte. Enfin, Diane murmura :
— Nous ne serons plus jamais les mêmes, Giovanni.
L’Italien fit mine de ne pas entendre. Il insista :
— Comment vous sentez-vous ?
Diane poursuivit, les yeux orientés vers les flammes :
— En Occident, on pense que les connaissances chamaniques ne sont que des superstitions, des croyances naïves. On considère ces convictions comme des faiblesses. On a tort : cette foi est une force.
Par pure contenance, l’ethnologue se pencha pour souffler sur les braises. Les herbes embrasées s’enroulaient en filaments orangés, créant une minuscule sarabande d’incandescence. Elle répéta :
— C’est une force, Giovanni. je l’ai compris aujourd’hui. Parce que, quand l’esprit croit, il accède, déjà, au pouvoir. Il est peut-être lui-même le pouvoir. Le versant humain d’une puissance que se partagent tous les éléments de l’univers.
L’Italien se redressa brutalement. Il était hirsute, comme embusqué derrière sa barbe.
— Diane, je comprends votre émotion, mais je ne crois pas à…
— Il n’y a plus à croire ou à ne pas croire.
Elle releva son pull et son tee-shirt, dénudant son ventre : sa peau était blanche, lisse, presque indemne. On discernait tout juste une rougeur, là où les chairs, quelques heures auparavant, étaient encore crevassées de feu. Giovanni resta bouche bée.
— La sorcière est parvenue à guérir ma brûlure, continua Diane. Elle a réussi à enrayer les effets de la radioactivité. Elle a arraché ce cancer à l’aide d’un rongeur enflammé. Appelle ça comme tu veux: sorcellerie, pouvoir psi, intervention des esprits. Mais la force spirituelle dont je parle est d’une pureté insoupçonnée. Et c’est cette force qui m’a sauvée.
Le tutoiement lui était venu spontanément. Ils n’évoluaient plus dans une dimension où on se disait " vous ". Giovanni entrouvrit les lèvres pour répondre, une lueur d’incrédulité dans les yeux, puis, soudain, capitula :
— D’accord. D’ailleurs, peu importe : je suis très heureux, Diane.
Il attrapa quelques copeaux d’écorce et les lança dans le foyer. La ronde des filaments reprit de plus belle.
— Maintenant, reprit-il, il va falloir tout me raconter. Et quand je dis " tout ", ce n’est pas une façon de parler.
Diane but une gorgée de thé, prit un long moment pour regrouper ses idées, puis attaqua. Elle parla de l’adoption de Lucien, du piège du périphérique, de l’intervention de Rolf van Kaen. De l’origine de l’enfant et des hommes qui s’intéressaient à lui. Elle parla du tokamak, de son équipe, de l’unité parapsychologique. Elle raconta comment les Veilleurs avaient été chargés de livrer la date d’un rendez-vous énigmatique au bout de leurs doigts. Elle expliqua sa conviction selon laquelle les chercheurs du TK 17 avaient découvert un secret qui leur avait permis d’acquérir et de développer des pouvoirs psi. Et elle conclut avec cette certitude : ces hommes revenaient aujourd’hui à cause de ce secret. Ils avaient rendez-vous dans le tokamak, le 20 octobre 1999, c’est-à-dire dans quelques heures, pour régénérer leurs propres facultés mentales.
Giovanni ne l’avait pas interrompue. Il n’avait marqué aucun signe d’étonnement, ébauché aucun geste d’incrédulité. Il demanda simplement au terme du récit :
— Comment ces hommes ont-ils pu acquérir ces pouvoirs ? Comment peuvent-ils développer des facultés… impossibles ?
Diane sentait la morsure du feu sur son visage, alors que, dans son dos, le froid du crépuscule l’assaillait. Elle imaginait son sang en pleine fusion. Elle le voyait prendre la couleur orange d’une résine brûlante.
— Je ne sais pas exactement, murmura-t-elle. Ce que je peux dire, c’est que jusqu’ici, j’avais tout faux.
— C’est-à-dire ?
Elle prit une nouvelle inspiration. La fumée âcre emplit sa bouche à la manière d’une gorgée d’encens. Elle songea à la cérémonie qui l’avait guérie et dit :
— Ma première supposition était que les parapsychologues avaient effectué, en étudiant les chamans venus de Sibérie, une découverte significative.
— Tout porte à croire que c’est ce qui est arrivé, non ?
— Pas de la façon qu’on peut imaginer. Ce ne sont pas ces recherches qui leur ont conféré leurs pouvoirs.
— Pourquoi pas ?
— Pour plusieurs raisons. D’abord, imagine ces chamans épuisés, qui ont déjà passé des années dans des camps, des prisons. Comment les scientifiques auraient-ils découvert quoi que ce soit à leur sujet? Comment veux-tu qu’ils soient parvenus à susciter en eux des états mentaux privilégiés, comme des transes ou des sommeils éveillés ?
— Ils les ont peut-être simplement interrogés.
— Les sorciers n’auraient rien dit.
— Les Soviétiques possédaient des méthodes persuasives.
— C’est vrai, mais encore une fois, à mon avis, ces chamans étaient finis, vidés. Loin de leur culture, loin de leurs facultés, ils n’avaient rien à révéler aux parapsychologues. Même s’ils l’avaient voulu.
— Alors quoi ?
Diane but une gorgée de thé.
— Ce matin, j’ai imaginé une autre hypothèse. L’acquisition des pouvoirs avait peut-être été provoquée par un fait extérieur. Un événement qui n’avait rien à voir avec les travaux psi.
— Quel événement?
— L’explosion du tokamak. Si la radioactivité peut transformer les structures du corps humain, pourquoi ne transformerait-elle pas les consciences, la force mentale ?
— Les chercheurs auraient été irradiés eux aussi ?
— Je n’en suis pas sûre. Mais ceux qui sont morts portaient des stigmates étranges. Des maladies de peau, des atrophies, des anomalies qui auraient pu être provoquées par les rayonnements. J’ai même pensé qu’ils avaient provoqué l’accident et s’étaient exposés volontairement.