— Et tu ne le crois plus ?
— Non. L’explosion du tokamak a joué un tout autre rôle. Un rôle de révélateur.
— Comprends pas.
Diane se pencha au-dessus des flammes et fixa Giovanni dans les yeux.
— L’accident de 1972 a révélé, indirectement, les pouvoirs stupéfiants qui régnaient dans cette vallée.
Elle contempla le campement et les Tsevens qui s’affairaient parmi les voiles de fumée qui s’unissaient à la nuit pour absoudre le paysage.
— Regarde ces hommes et ces femmes, Giovanni. D’où viennent-ils ? Comment un peuple a-t-il pu survivre en secret à l’oppression, à la collectivisation, à la famine ? Une chose est sûre : dans les années soixante-dix, il existait deux types de Tsevens. Ceux qui étaient parvenus à s’abriter dans les montagnes et ceux qui, restés dans la vallée, avaient été soumis, sédentarisés, acculturés. Ce sont ces derniers qui ont intégré le chantier du tokamak et accepté les boulots les plus dangereux. Ce sont eux qui, au printemps 1972, ont brûlé dans la couronne. Pourtant je peux imaginer ce qui s’est passé alors…
Giovanni grimaça.
— Pas moi.
— Fais un effort. Imagine ces ouvriers brûlés, irradiés, moribonds. Imagine leurs femmes désespérées, qui savaient pertinemment que les secours soviétiques ne viendraient jamais. Que crois-tu qu’elles ont fait ? Elles ont attelé leurs rennes et sont parties dans les montagnes chercher les chamans tsevens, les hommes qui possédaient encore de prodigieux pouvoirs de guérison.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout. Les Tsevens de la vallée ont toujours su qu’une partie de leur ethnie vivait en altitude, d’une manière traditionnelle, et conservait une relation profonde avec les esprits.
— Je crois que toute cette histoire t’a tapé sur…
— Ecoute-moi ! Les femmes ont rejoint les sommets. Elles ont expliqué la situation aux sorciers. Elles les ont implorés de descendre dans la vallée pour pratiquer une cérémonie et sauver ceux qui pouvaient l’être. Les chamans ont accepté. Ils ont pris le risque d’être repérés, arrêtés, mais ils ont organisé une séance chamanique pour soigner leurs frères. Une séance qui a parfaitement fonctionné, puisque la plupart des hommes brûlés ont guéri.
— Comment peux-tu en être si sûre ?
Diane afficha un large sourire, chargé de fièvre.
— Si j’ai survécu à l’irradiation aujourd’hui, cela signifie que tout s’est passé exactement de la même façon en 1972.
Les traits de l’ethnologue se fixèrent en une expression d’assentiment. Il commençait à être convaincu.
— A ton avis, qu’est-il arrivé ensuite ? interrogea-t-il.
— Le vrai cauchemar a débuté pour les Tsevens. D’une manière ou d’une autre, les parapsychologues ont dû se rendre compte du miracle des guérisons. Ils ont compris cette vérité extraordinaire : les facultés qu’ils cherchaient à capter depuis trois ans en étudiant des chamans venus des goulags existaient à quelques kilomètres de leur laboratoire. A portée de main. Et à un degré inimaginable ! Ils ont saisi alors qu’ils se trouvaient dans le berceau même des pouvoirs qu’ils convoitaient depuis si longtemps.
— Et ils ont arrêté les chamans ?
— Ils tenaient des virtuoses. Des perles rares. Ils ont repris leurs expériences avec ces hommes et, cette fois, ils ont réussi leur coup. Ils sont parvenus à leur arracher leur savoir chamanique.
— Comment?
— C’est l’élément qui me manque. Mais ces chercheurs ont réussi à conquérir ces pouvoirs. Voilà pourquoi ils détiennent aujourd’hui des facultés hors du commun. Voilà pourquoi mon enquête a été jalonnée de phénomènes inexplicables. Et voilà pourquoi ils reviennent aujourd’hui : pour recommencer leur expérience — l’expérience qui leur a permis, à l’époque, d’acquérir ces facultés.
L’Italien déniait lentement de la tête.
— C’est trop dingue.
— On peut dire ça, oui. Je possède maintenant une dernière certitude : ce vol de secrets est le véritable mobile des meurtres. Eugen Talikh venge son peuple, mais pas au sens où je le croyais. Il ne venge pas, spécifiquement, le génocide des ouvriers de l’anneau, mais, plus généralement, le pillage de leur culture. Il venge une profanation. Ces salopards ont volé les dons des Tsevens. Et ils sont en train de le payer au prix fort.
— Pourquoi trente ans après ? Pourquoi attendre leur retour vers le tokamak ?
— La réponse doit appartenir à l’élément de l’histoire que nous ne possédons pas — à la technique qu’ils ont utilisée pour capter ces pouvoirs. A ce rendez-vous donné par les enfants aux doigts brûlés…
Elle se leva. L’ethnologue l’observait.
— Mais… maintenant ? Que va-t-il se passer ? Qu’allons-nous faire ?
Diane enfila sa parka. Elle se sentait ivre de vie, ivre de vérité.
— Je retourne sur le site. Je dois trouver leur laboratoire. C’est là que tout s’est joué.
66
La nuit tombait. Giovanni avait emporté deux lampes-tempête à acétylène, dotées de réflecteurs, qu’ils tenaient à bout de bras. Ainsi, ils ressemblaient à des mineurs d’un autre siècle, perdus dans un dédale de galeries oubliées. Lorsqu’ils changèrent leur cartouche de carbure, ils prirent conscience qu’ils déambulaient depuis plus de trois heures. Ils repartirent sans un mot, découvrant d’autres machines, d’autres réacteurs, d’autres couloirs. Mais toujours pas la moindre trace d’un lieu qui pouvait correspondre à ce qu’ils cherchaient.
Aux environs de minuit, ils s’arrêtèrent dans une salle aux murs nus, absolument vide. Le froid s’abattit sur eux, alors que la fatigue et la faim commençaient à leur donner des vertiges. Epuisée, Diane s’écroula sur un tas de gravats. Giovanni souffla :
— Il n’y a qu’une seule zone que nous n’avons pas fouillée.
Elle acquiesça. Sans autre commentaire, ils se remirent en marche et se dirigèrent vers le cercle de pierre. Après avoir emprunté de nouveaux couloirs, traversé de nouveaux patios, ils atteignirent une salle que Diane reconnut à l’instant: l’antichambre du tokamak. Sur la gauche, elle repéra une pièce qui ressemblait à un vestiaire. Elle y découvrit des houppelandes, comme celle que portait Bruner sur le périphérique. Elle trouva aussi des masques, des gants et des compteurs Geiger. Les deux compagnons endossèrent les équipements et attrapèrent des instruments de mesure.
Ils pénétrèrent dans la couronne. Cette fois, les néons ne s’allumèrent pas. Giovanni s’approcha d’un gros interrupteur et esquissa le geste de le déclencher. Diane lui saisit le bras et murmura, à travers son masque :
— Non. Seulement nos lampes.
Ils continuèrent à avancer, poing serré sur leur torche qui se balançait à la cadence de leurs pas, franchissant des brumes de poussière dans l’obscurité. Ils longeaient le mur courbe et lépreux, en quête d’un orifice, d’une ouverture qui révélerait un espace secret.
— Là.
Giovanni tendait sa main gantée vers une porte, encastrée dans la paroi interne du cercle. Ils durent se mettre à deux pour la déverrouiller. Diane eut une hésitation face à la bouche d’ombre qui s’ouvrit. L’ethnologue passa devant elle, portant sa torche en éclaireur. Après un temps, elle lui emboîta le pas et referma la paroi. Dans un nouveau sas, elle jeta un regard à son compteur : l’aiguille ne bougeait plus — la radioactivité était absorbée. Elle arracha son masque et découvrit un escalier en spirale que son complice descendait déjà. Les marches suivaient la courbe d’un énorme pylône de soutènement. Ils étaient en train de passer sous le plateau du tokamak, parmi les fondations de la machine.