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Ils accédèrent à un double portail, non plus de fer ni de plomb, mais de cuivre. Jouant de l’épaule, Giovanni écarta les battants et se glissa à l’intérieur. Diane l’imita. Dans les halos croisés de leurs lampes-tempête, une salle circulaire apparut, où se dessinaient des instruments qui, enfin, possédaient une dimension humaine. Des machines à la fois brutales et complexes, qui pouvaient suggérer des travaux de psychologie expérimentale. D’instinct, Diane sut qu’ils avaient trouvé. Le cercle de l’esprit se tenait sous le cercle de l’atome. Là où personne n’aurait jamais songé à chercher le site : au-dessous de la rotonde infernale.

Ils ôtèrent leur houppelande et avancèrent. Le mur était couvert d’un lichen luminescent, qui révélait les ombres obliques de chaînes suspendues au plafond. Les maillons cliquetaient avec une régularité lugubre, dans un roulis de vaisseau fantôme. Giovanni chercha un interrupteur.

Diane le laissa faire : il n’était pas question de visiter un tel lieu dans les ténèbres. Après un grésillement hésitant, les néons s’allumèrent. La salle apparut dans toute son immensité. Le mur circulaire ne disposait d’aucune ouverture à l’exception du portail. Au plafond, entre des câbles à moitié décrochés, les tubes fluorescents étaient disposés en arc de cercle, abandonnant à l’ombre tout ce qui se situait hors de leur halo.

Rien ne semblait avoir été pillé, comme si les détrousseurs n’avaient osé entrer. Les premiers accessoires que Diane remarqua étaient des cages de Faraday. Des boîtes carrées, en cuivre, d’un mètre de côté, qui permettaient une totale isolation électrostatique. Elle s’agenouilla et scruta l’intérieur de l’une d’entre elles. Des électrodes traînaient sur le sol mordoré: on avait placé là-dedans des hommes. Elle se remit debout et découvrit, quelques mètres plus loin, des sièges à hauts dossiers, ressemblant à des stalles d’église, équipés de bracelets de fer et de sangles de cuir. A leurs côtés, des compteurs noirâtres étaient reliés à des ventouses, laissant présager des séances d’électrochocs musclées. Au sol, elle remarqua des touffes de cheveux, engluées parmi les champignons et la poussière — des crânes avaient été rasés, afin de mieux apposer les électrodes.

Quelques pas encore. Diane tomba sur des caissons d’isolation sensorielle — des sarcophages d’eau salée, d’environ deux mètres de long. Elle se pencha : des ossements flottaient à la surface. Des os de petite taille, vestiges d’hommes minuscules ou d’enfants. Elle songea à Lucien et se sentit défaillir — des éclipses traversaient sa conscience. Giovanni, derrière elle, déclara brutalement :

— J’en peux plus. Je ne peux pas rester là.

— Si, dit-elle avec autorité. On doit chercher encore. Comprendre ce qui s’est passé ici.

— Il n’y a rien à comprendre ! Des cinglés ont torturé des pauvres types, c’est tout !

Diana se passa la langue sur les lèvres. L’atmosphère était chargée de sel, comme saturée d’amertume. Elle repéra un autre espace au fond de la pièce, isolé à l’aide de paravents de métal. Elle obliqua dans cette direction et découvrit une table en acier inoxydable, des meubles de fer qui, tous, supportaient des bocaux éclatés par le gel. Elle s’avança. Ses pas crissaient sur les débris de verre. La buée jaillissait d’entre ses lèvres, créant autour d’elle un halo d’irréalité. Au fond des bocaux, il ne restait plus que des mares noirâtres, des organes brunis, embaumés par le froid et la solitude.

Elle commençait à saisir la logique de ce lieu. Chaque outil, chaque machine avait été pervertie de son but initial afin de pratiquer des séances de torture. Les salopards, n’obtenant aucun résultat par les méthodes traditionnelles d’étude, s’étaient transformés en bourreaux, tentant d’arracher des vérités par la souffrance, traquant au fond de la douleur et de la dissection une réalité qui leur échappait. Etait-ce ainsi qu’ils étaient parvenus à extirper les secrets des chamans tsevens ? Diane n’y croyait pas. Il était impossible que les parapsychologues aient acquis leurs facultés psi par des détours aussi violents, aussi absurdes. Même ici, il manquait un dernier maillon.

Elle repéra, près de la table d’opération, des blocs à roulettes, sur lesquels reposaient des pointes, des lames, des crochets. Ces objets oscillaient entre l’arme et l’instrument chirurgical. Leur manche, incurvé, était habillé de matériaux rares — ivoire, nacre, corne… — et travaillé de fines arabesques.

Diane s’immobilisa. On raconte que, parfois, lorsque la foudre frappe un homme, le phénomène est si rapide que la combustion n’a pas le temps de survenir. La victime ne brûle pas : elle est, littéralement, transie par le feu. Alors les fibres intimes de sa chair se souviennent à jamais de cette fulgurance, de cette possession. Diane se sentait exactement dans cet état. Autrefois, le tonnerre l’avait frappée, imprégnée d’une manière latente — voilà que l’arc de foudre se réveillait dans chaque interstice de son être.

Elle venait de reconnaître ces instruments ciselés. Ils appartenaient à son propre passé. Elle manqua s’évanouir et se rattrapa, in extremis, à la table. Giovanni se précipita :

— Ça ne va pas ?

Diane s’appuya, des deux mains, contre l’un des blocs de ferraille. Les outils acérés se répandirent sur le sol, parmi les débris de bocaux. Cliquetis de fer contre cliquetis de verre. Les scintillements dansèrent sous ses paupières battantes. Machinalement, l’Italien regarda les lames à terre et demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je… je connais ces instruments, balbutia-t-elle.

— Quoi ! Que veux-tu dire ?

— On les a déjà utilisés sur moi.

Giovanni l’enveloppa d’un regard médusé et, en même temps, battu par l’épuisement. Diane hésita quelques secondes mais il était trop tard pour reculer.

— C’était en 1983, raconta-t-elle. Une nuit brûlante du mois de juin. J’allais avoir quatorze ans. Je rentrais d’un mariage, à pied, à travers les ruelles de Nogent-sur-Marne, dans la banlieue parisienne. Je marchais le long du fleuve quand on m’a agressée.

Elle s’arrêta et déglutit.

— Je n’ai presque rien vu, reprit-elle. Je me suis retrouvée sur le dos. Un homme cagoulé m’écrasait le visage, m’enfonçait des herbes dans la bouche, me déshabillait. J’étouffais, j’essayais de crier, je… je ne voyais que des saules, au loin, et les lumières de quelques maisons.

A bout de souffle, elle aspira profondément l’air empli de sel et assécha plus encore sa gorge. Elle éprouvait pourtant un étrange soulagement. Jamais elle n’aurait cru que ces mots pouvaient franchir le seuil de ses lèvres. L’Italien se risqua à demander :

— Cet homme, qu’est-ce qu’il t’a fait ? Il t’a…

— Violée ?

Ses traits se brisèrent en un sourire.

— Non. Sur le coup, je n’ai senti qu’une intense brûlure. Quand j’ai relevé les yeux, il avait disparu. J’étais là, près du fleuve, en état de choc. Du sang inondait mes jambes… J’ai réussi à rentrer chez moi. J’ai désinfecté ma blessure. Je me suis pansée. Je n’ai pas appelé de médecin. Je n’ai rien dit à ma mère. Et j’ai cicatrisé. Beaucoup plus tard, en m’aidant de livres d’anatomie, j’ai compris ce que le salaud m’avait fait.

Elle s’arrêta. Elle mesurait maintenant l’atroce familiarité de ce souvenir. Malgré tous ses efforts, malgré toute sa rage à effacer l’horreur, elle avait vécu avec ce traumatisme chaque minute, chaque seconde de sa vie. Alors elle prononça les mots interdits — des galets chauffés à blanc dans sa bouche :