— Mon agresseur m’avait excisée.
Elle leva les yeux pour s’apercevoir que l’Italien était pétrifié, comme maintenu en joue par sa propre stupeur. Il prononça enfin :
— Mais… quel rapport peut-il y avoir avec le tokamak ? Avec ces instruments ?
Diane reprit d’une voix enrouée :
— Cette nuit-là, la seule chose que j’ai vue, c’est l’arme de mon agresseur, serrée dans sa main gantée. (Elle poussa du pied l’un des bistouris sur le sol.) C’était un de ces instruments: même manche d’ivoire, mêmes ciselures…
La raison de Giovanni parut se cabrer devant cette ultime énigme.
— C’est… c’est impossible, asséna-t-il.
— Tout est possible, au contraire. Et logique. Mon rôle dans cette affaire découle de cette première agression. A moins que ce ne soit le contraire : que mon agression n’ait été qu’un maillon de l’histoire, écrite sous le signe de cet anneau de pierre. Je suis née, en tant que femme, avec cette déchirure. Et c’est cette déchirure qui va peut-être nous révéler la clé de l’enquête.
Diane s’arrêta net.
Des applaudissements discrets venaient de retentir dans l’ombre de la salle.
67
L’HOMME qui apparut dans le halo de lumière n’affichait aucune trace de pilosité.
Sous une large chapka brune, ses tempes révélaient une absence totale de cheveux. Il ne possédait non plus ni cils ni sourcils. Seuls, sous la clarté des néons, brillaient les reliefs durs du visage. La proéminence des arcades, l’arête courbe du nez, et la peau intensément blanche. Le déclic de ces paupières nues rappelait le cillement implacable d’un rapace.
— J’admire votre puissance d’imagination, dit l’homme en français. Mais je crains que la vérité ne soit différente encore…
Le personnage tenait à la main un pistolet automatique, mi-noir, mi-chromé. Parmi toutes les raisons de s’étonner, Diane, pour l’instant, n’en retenait qu’une seule : la langue parlée par l’intrus, tout juste fléchie par un léger accent slave. Elle demanda :
— Qui êtes-vous ?
— Evgueneï Mavriski. Médecin. Psychiatre. Biologiste. (Il s’inclina avec ironie.) Diplômé de l’Académie des sciences de Novosibirsk.
Le Russe s’avança. Petit, tassé comme un stère de bois, il portait une vareuse grise à col de fourrure bouclé sur son cou épais. Il devait avoir la soixantaine mais son visage imberbe possédait une sorte d’intemporalité effrayante. Diane déclara — c’était à peine une question :
— Vous avez appartenu au laboratoire de parapsychologie ?
Mavriski opina de sa visière de fourrure.
— Je dirigeais le département consacré aux guérisseurs. L’influence de l’esprit sur la physiologie humaine. Ce que certains appellent aussi la bio-psychokinèse.
— Et vous étiez guérisseur vous-même ?
— A l’époque, je ne possédais que quelques maigres facultés, irrégulières, insaisissables. Comme chacun d’entre nous, d’ailleurs. En un sens, c’est ce qui a fait notre malheur…
Diane frémissait. Les questions battaient ses tempes.
— Comment êtes-vous parvenu à acquérir de vrais pouvoirs ?
En guise de réponse, d’autres crissements de verre retentirent. Une voix grave résonna :
— N’ayez crainte, Diane : vous méritez une explication détaillée.
Elle reconnut aussitôt l’homme qui franchissait l’orée de lumière: Paul Sacher, l’hypnologue du boulevard Saint-Germain.
— Comment allez-vous, jeune dame?
Elle tentait désespérément d’ajuster ses pensées à la vitesse des événements. Mais, au fond, la présence de l’homme n’était pas si étonnante. Sacher avait le profil idéal pour appartenir au cercle des savants : tchèque, transfuge, spécialiste d’un versant occulte de la conscience humaine — l’hypnose. Elle comprenait aussi qu’il était celui qui l’avait précédée chez Irène Pandove, sans doute à la recherche d’Eugen Talikh. Quand la femme avait dit : " Les yeux… Je n’aurais pas pu leur résister… ", elle évoquait le regard irrésistible de l’hypnologue.
Il vint se placer aux côtés de Mavriski. Il portait un bonnet blanc à mailles serrées, une parka bleu sombre et des gants en goretex. Il paraissait descendre des pistes de Val-d’Isère. Si ce n’est qu’il tenait, lui aussi, un pistolet-mitrailleur dans sa main droite.
Diane sentait ses tremblements revenir. La présence de Sacher lui évoquait irrésistiblement l’image de Charles Helikian. Son ancienne idée s’empara de son esprit. Le fumeur de cigares pouvait-il avoir appartenu à cette ronde infernale ? Avait-il effectué le voyage en quarante-huit heures ? Etait-il tout proche ? Ou déjà mort ?
Le médecin tchèque attaqua d’une voix neutre :
— Je me doute que vous connaissez maintenant les grandes lignes de notre histoire…
Diane éprouvait une étrange fierté à déployer ses connaissances. Elle raconta tout, certitudes et suppositions mêlées. Le site consacré à la parapsychologie initié par Talikh, en 1968. Le recrutement des spécialistes, à travers le bloc de l’Est, comprenant un ou plusieurs transfuges français. La perversion du laboratoire s’orientant peu à peu vers la torture et la souffrance. La rébellion de Talikh et son arrestation, effectuée avec la complicité des forces armées russes. Puis l’accident du tokamak, sans doute lié à l’absence de Talikh aux commandes. Alors le sauvetage des ouvriers par leurs frères avait révélé le secret de ces montagnes : la présence d’un peuple absolument pur, qui abritait dans ses rangs des chamans détenteurs d’une puissance supérieure.
Elle s’arrêta, à bout de souffle. Mavriski hochait lentement la tête, faisant scintiller sous les lumières sa face d’ivoire. Il ourla ses lèvres en signe d’admiration.
— Je vous félicite. Vous avez effectué un travail d’investigation… remarquable. A quelques détails près, les choses se sont passées ainsi.
— Quels détails ?
— L’accident du tokamak. Ce n’est pas de cette façon qu’il est survenu. Nos ingénieurs manquent de rigueur, c’est vrai, mais pas au point de déclencher par inadvertance une machine pareille. Même en URSS, les systèmes de sécurité étaient nombreux et fiables.
— Alors qui a mis l’engin en marche ?
— Moi. (Il désigna Sacher.) Nous. Notre équipe. Nous devions, absolument, nous débarrasser des ouvriers tsevens.
— Vous… vous avez fait ça ? Mais pourquoi ?
Sacher reprit la parole, d’un ton de censeur :
— Vous n’avez pas idée de la place qu’occupait Talikh dans le cœur de ces hommes. Il était leur maître. Leur dieu. Quand ils ont su que nous l’avions emprisonné, ils ont tout de suite projeté de le libérer par la force. Nous n’avions pas besoin d’une rébellion à ce moment-là. Comment vous expliquer ? Nous sentions la présence d’un pouvoir, ici, dans ce laboratoire. Nous nous sentions au bord d’une immense découverte. Nous devions, absolument, poursuivre nos recherches…
— Et vous avez eu peur de quelques ouvriers désarmés ? Mavriski sourit.
— Je vais vous raconter une anecdote. En 1960, l’Armée russe a atteint les confins de la Mongolie et forcé chaque ethnie à la collectivisation. Vous le savez : plutôt que de livrer leurs bêtes, les Tsevens ont préféré les tuer eux-mêmes. Les officiers soviétiques étaient sidérés. Ils ont découvert un matin des milliers de rennes éventrés, jonchant la plaine. Quant aux Tsevens, ils avaient disparu. Les troupes ont mené des recherches, en pure perte. Ils ont conclu que les nomades avaient fui dans les montagnes. Autrement dit, qu’ils avaient choisi la mort. C’était l’hiver, nul n’aurait pu survivre dans la toundra à cette époque de l’année, sans viande ni bétail. Les soldats sont repartis, pensant que les montagnes serviraient de tombeau aux Tsevens. Ils se trompaient. Les nomades n’avaient pas fui. Ils s’étaient simplement cachés, sous leurs yeux.