Diane sentait son cœur s’accélérer.
— Où?
— Dans les rennes. Dans le corps des rennes éventrés. Hommes, femmes, enfants s’étaient glissés parmi les viscères des bêtes, en attendant que les " Blancs " décampent. Croyez-moi, il y a tout à craindre d’un peuple capable de tels actes.
Chaque fait sonnait avec une justesse implacable. Diane songeait à la technique des meurtres: un bras plongé dans les entrailles de la victime. Tout était lié. Tout était dans tout. Elle saisissait une autre vérité.
— En 1972, clama-t-elle, vous avez utilisé le tokamak comme une machine meurtrière. Et vous avez recommencé, hier, pour m’éliminer, moi.
Le Russe hocha lentement la tête.
— Il suffisait d’ouvrir le barrage du torrent pour actionner les turbines et les alternateurs. Au moment où l’électricité a jailli, j’ai simplement libéré les résidus de tritium. La chambre était toujours sous vide : l’irradiation était assurée.
— Pourquoi ne pas m’avoir abattue simplement?
— Notre histoire s’est écrite sous le signe du cercle. Nous avons tué grâce au tokamak. Il m’a semblé logique de l’utiliser une nouvelle fois.
— Vous n’êtes que des assassins.
Diane lança un bref regard à Giovanni. Il avait l’air abasourdi et, en même temps, captivé par cette déferlante d’informations. Tous deux le savaient: ils allaient mourir. Pourtant ils ne songeaient qu’à une chose : connaître la suite de l’histoire.
L’hypnologue reprit le fil du récit :
— Dès le lendemain de l’accident, nous avons verrouillé l’espace irradié et repris nos expériences. C’est alors qu’un prodige est survenu. Des soldats chargés de surveiller les entrepôts où avaient été placés les survivants ont constaté des guérisons miraculeuses.
Diane lui vola la parole :
— Vous avez alors compris qu’en provoquant cet accident vous aviez forcé des chamans tsevens à sortir de leur repaire. Que la vallée abritait des forces comme vous n’auriez jamais osé en espérer. Que les pouvoirs que vous traquiez, en important de vieux chamans des quatre coins de la Sibérie, se trouvaient là, à quelques pas de votre laboratoire, à un degré de pureté extraordinaire.
Sacher daigna sourire.
— C’est toute l’ironie de notre histoire. Nous avons pu arrêter les sorciers alors qu’ils remontaient dans leurs montagnes, avec leurs " patients ". Nous étions convaincus que, grâce à eux, nous allions enfin percer les secrets d’une autre réalité. Les secrets de l’univers psi.
Diane ferma les yeux. Elle était parvenue sur le seuil ultime.
— Comment avez-vous volé leurs pouvoirs ? demanda-t-elle.
C’est la voix de Mavriski qui répondit, tremblante d’exaltation :
— Ce sont les deux Français.
Elle rouvrit les paupières. Elle ne s’attendait pas à cette réponse.
— Quels Français ?
Sacher reprit le flambeau, un ton plus bas :
— Maline et Sadko : c’étaient leurs patronymes russes. Deux transfuges psychologues, qui partageaient nos idéaux. Jusqu’ici, ils nous avaient suivis dans nos travaux sanglants, mais d’une manière plutôt passive. Quand les sorciers tsevens sont arrivés, ils nous ont proposé une autre technique d’étude.
— Quelle technique ?
— C’était l’idée de Sadko : puisque le pouvoir de ces chamans était purement mental, il n’y avait qu’une seule façon de découvrir leurs secrets. Pénétrer dans leur esprit. Les étudier… de l’intérieur.
— Comment?
Le Russe dodelina de la tête.
— Il nous fallait devenir chamans nous-mêmes.
Mavriski ressemblait à un marin dément qui aurait quitté les rives de la raison. Sacher enchaîna sur un ton plus apaisé :
— Telle était l’idée des Français : nous devions nous initier aux rites tsevens. Nous devions devenir sorciers, afin de passer de l’autre côté de la conscience. Sadko insistait. C’était le moment ou jamais de tenter le grand passage.
Diane était prête à assimiler cette folie. D’une certaine façon, c’était l’explication la plus plausible. Mais la logique des événements lui échappait encore. Elle interrogea :
— Comment pouviez-vous espérer être initiés par les chamans prisonniers ? Comment pouviez-vous espérer que ces hommes vous révéleraient leurs secrets ?
— Nous avions un intercesseur.
— Qui ?
— Eugen Talikh.
Diane éclata d’un rire dément.
— Talikh ? Que vous aviez emprisonné ? Dont vous aviez tué les frères ?
Mavriski avança encore. Il n’était plus qu’à quelques centimètres — elle pouvait détailler le moindre relief de son faciès d’aigle.
— Vous avez raison, dit-il d’une voix tout à coup très calme. Ce salopard n’aurait jamais accepté de négocier avec nous. Nous avons dû utiliser une autre méthode.
— Quelle méthode ?
— La méthode douce.
— Quelle méthode douce?
L’homme poursuivait son propre fil :
— Et c’est Sadko qui a assuré ce rôle.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Comment Sadko aurait-il pu amadouer Talikh ?
Mavriski recula. Ses arcades se haussèrent brusquement en une expression de surprise. Il dit, d’un ton amusé :
— Je m’aperçois que j’ai omis de vous livrer un détail essentiel.
Diane hurla. Sa rage se débattait contre le froid, sa raison contre la démence.
— QUEL DÉTAIL?
— Sadko était une femme.
Diane répéta, crucifiée de stupeur
— Une… une… une femme ?
Des pas retentirent sur sa droite. Diane se tourna vers la zone d’ombre, au-delà des néons. Au fil de son aventure, elle avait démontré sa force, son intelligence, son sang-froid. Pourtant, en cet instant, elle redevint la grande fille voûtée, malhabile, hésitante, de son adolescence.
Elle demanda à l’intention de la silhouette qui se profilait dans la lumière :
— Maman?
68
ELLE ne lui avait jamais semblé aussi belle.
Elle portait une tenue blanche d’après-ski d’une grande marque italienne. Pas une ombre, pas un faux pli dans cette élégance acrylique. C’est à hauteur de visage que Diane repéra les failles. Sous son bonnet rouge, les mèches blondes de sa mère paraissaient presque blanches, vidées de couleur et de vie. Et ses yeux, toujours si clairs, si bleus, ressemblaient maintenant à des cloques de glace. Diane aurait aimé trouver une réplique à la hauteur de la situation mais elle ne put que répéter :
— Maman ? Qu’est-ce que tu fais là?
Sybille Thiberge répondit d’un sourire :
— C’est l’histoire de toute ma vie, ma chérie.
Diane vit qu’elle braquait, comme les deux autres, un pistolet automatique. Elle reconnut le modèle : un Glock, comme celui qu’elle avait utilisé à la fondation Bruner. Inexplicablement, elle puisa dans ce détail de nouvelles forces. Elle ordonna :
— Raconte. Tu nous dois la vérité.
— Vraiment?
— Oui. Pour la simple raison que nous sommes parvenus jusqu’ici pour l’écouter.
Sourire. Cette fêlure si lisse, si familière, que Diane exécrait depuis l’adolescence.