— C’est vrai, admit Sybille, mais je crains qu’on n’en ait pour un moment…
Diane embrassa la salle d’un seul regard : les chaînes, les sarcophages, la table chirurgicale.
— La nuit est à nous, non ? Je suppose que votre expérience ne commencera qu’au lever du jour.
Sybille acquiesça. Les deux Slaves l’entouraient maintenant. Leur haleine se résolvait en fines parcelles de cristal. La chapka brune de l’un et le bonnet blanc de l’autre scintillaient de givre. Le spectacle de ces deux hommes immobiles, entourant sa mère, atteignait une perfection effrayante. Mais ce n’était pas cela qui clouait Diane : c’était le regard d’adoration que les tortionnaires lui accordaient.
— Je ne suis pas sûre que tu comprennes l’essence de mon destin, reprit Sybille. Ses motivations. Ses raisons primordiales.
— Et pourquoi pas ?
Sybille jeta un regard distrait à Giovanni puis revint planter ses yeux dans ceux de sa fille.
— Parce qu’il s’agit d’une époque que tu ignores. D’un souffle dont tu n’as même pas idée. Votre génération n’est qu’une gangue vide, une souche morte. Pas de rêves, pas d’espoirs, pas même de regrets. Rien.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
La mère continuait, comme pour elle seule :
— Vous vivez dans l’ère de la consommation, du matérialisme doré. Vous n’êtes plus obsédés que par votre petit nombril. (Elle soupira.) Après tout, vous tenez peut-être ce manque d’imagination de notre propre flamme. Nous avons été si passionnés, si exaltés, que nous vous avons tout pris…
Diane sentait monter en elle une colère familière.
— De quoi parles-tu ? Quel rêve avons-nous manqué ?
Il y eut un temps d’arrêt. Un silence empli d’étonnement, comme si sa mère mesurait un gouffre dans l’ignorance de sa fille. Puis elle articula, ses lèvres s’arrondissant en une courbe de respect :
— La révolution. Je te parle de la révolution. La fin des inégalités sociales. Le pouvoir du prolétariat. Les biens enfin rendus à ceux qui maîtrisent les moyens de production. La mort de l’exploitation de l’homme par l’homme !
Diane était frappée de stupeur. Ainsi, la clé de voûte de l’édifice, le nombre d’or du cauchemar, tenait en quatre syllabes. Le débit de sa mère s’accéléra :
— Oui, ma petite fille. La révolution. Ce n’était pas une illusion. C’était une colère, une évidence. Il était possible de renverser le système qui structurait nos sociétés, qui aliénait nos esprits. Nous pouvions libérer l’homme de sa prison sociale et mentale. Créer un monde de justice, de générosité, de lucidité. Qui pourrait prétendre que ce rêve n’était pas le plus grand, le plus merveilleux de tous ?
Diane ne pouvait croire que c’était la bourgeoise du boulevard Suchet qui parlait. Elle tentait d’associer ces paroles à une réalité qu’elle aurait connue jadis. Mais jamais elle n’avait entendu sa mère parler de communisme, ni même de politique. Elle renonça à chercher. La réponse allait venir. La réponse était toute l’histoire :
— En 1967, j’avais vingt et un ans. Je suivais une licence de psychologie à la faculté de Nanterre. Je n’étais encore qu’une petite-bourgeoise, mais je me dévouais corps et âme à mon époque. J’étais passionnée par le communisme et par la psychologie expérimentale. J’espérais, avec la même ferveur, me rendre à Moscou pour m’imprégner des préceptes du socialisme et étudier sur le campus de Berkeley, aux Etats-Unis, où des chimistes plongeaient dans des zones inexplorées du cerveau grâce au LSD ou à la méditation.
"Mon héros s’appelait Philippe Thomas. Il était un des professeurs de psychologie les plus réputés de Nanterre mais aussi une figure marquante du parti communiste. Je suivais tous ses cours. Il me paraissait magnifique, immatériel, inaccessible…
"Lorsque j’ai appris qu’il cherchait des sujets pour passer des tests dans son laboratoire de psychologie, à l’hôpital de Villejuif, je me suis portée volontaire. Thomas travaillait alors sur l’inconscient et l’émergence des facultés paranormales. Il avait initié une série d’études parapsychologiques, dans la lignée de celles que pratiquaient certains hôpitaux américains. Dès le début 68, j’ai commencé à me rendre à Villejuif. Cela a été une déception : les tests étaient fastidieux — il fallait deviner, pour l’essentiel, la couleur de cartes cachées — et Thomas ne venait jamais dans cette unité.
"Pourtant, plusieurs mois plus tard, le maître en personne m’a convoquée. Mes résultats étaient statistiquement significatifs. Thomas m’a proposé d’initier une série d’examens plus soutenus, avec lui-même dans le rôle de l’expérimentateur. Je ne sais, à ce moment, ce qui m’a causé le plus grand choc : le fait d’apprendre que j’étais une médium ou que j’allais passer des semaines dans l’intimité de mon idole.
"Je me suis lancée à fond dans ces travaux. Je savourais toutes ces heures vécues près de celui que j’appelais désormais Philippe. Pourtant son attitude m’inquiétait. J’avais l’impression qu’il traquait en moi une force, un phénomène qui le fascinait. Bientôt j’ai compris qu’il pensait posséder lui-même une faculté. Non un pouvoir de perception extrasensorielle, mais un pouvoir de psychokinèse. Il se croyait capable d’influencer la matière à distance — notamment les métaux. En fait, il avait dû parvenir, une fois ou deux, à ce résultat, mais il était incapable de provoquer cette faculté sur commande. Peu à peu, cette vérité m’est apparue: il était jaloux de mes dons.
"Les événements de mai 68 ont éclaté. Philippe et moi sommes devenus amants sur les barricades. J’éprouvais la sensation de caresser la chair d’un rêve, d’un idéal qui se révélait avoir un corps. Mais une houle de terreur s’est aussitôt levée entre nous. A la faveur d’un seul regard, durant les secondes-siècles où il a joui en moi, j’ai vu dans ses yeux briller l’éclat de la haine.
"Je n’ai saisi que plus tard ce qui arrivait. Thomas était un être de théorie. Un personnage qui se rêvait lui-même comme un flux d’idées, d’aspirations supérieures, de forces spirituelles. Or, je l’avais rappelé à sa réalité ordinaire : il n’était qu’un homme, possédé par mon corps. A ses yeux, je devenais l’instrument de sa propre chute, de sa propre déchéance. Un objet de maléfice.
"Il n’a fallu que quelques semaines pour que l’insurrection s’achève. Les ouvriers ont repris leur travail et les étudiants sont rentrés dans le rang. Thomas a fait son deuil de toute action révolutionnaire en Europe. Certains de nos camarades, écœurés, ont abandonné le combat politique, d’autres au contraire sont entrés dans la lutte armée — le terrorisme. Philippe a conçu un autre projet : passer à l’Est. Rejoindre les terres communistes, éprouver le système qu’il avait si longtemps défendu. En réalité, il voulait surtout intégrer les laboratoires de parapsychologie russes. Il était persuadé qu’il parviendrait, là-bas, à susciter son propre pouvoir psychokinétique. Son problème était qu’il n’avait rien à offrir aux Soviétiques. Pour franchir le Rideau de fer, à cette époque, il fallait démontrer son utilité pour le système. Thomas a alors compris qu’il tenait une monnaie d’échange: moi.
"Sous prétexte d’un voyage officiel à Moscou, nous nous sommes rendus plusieurs fois à l’ambassade d’URSS. Thomas connaissait plusieurs responsables diplomatiques. C’est dans un de ces bureaux gris, aux voilages crasseux, que nous nous sommes livrés à des tests parapsychologiques. Thomas a échoué mais j’ai obtenu des résultats d’exception. Les Russes ont d’abord cherché à démasquer l’astuce, puis ils ont compris qu’ils se trouvaient devant le sujet psi le plus puissant qu’ils aient jamais rencontré. Dès ce moment, les choses se sont précipitées.