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"Il ne faisait aucun doute que je suivrais Philippe. Même si son état mental ne cessait de décliner. En une seule année, il avait dû séjourner deux fois en clinique. Il ne cessait d’osciller entre des phases maniaques et dépressives. Il était obsédé par la douleur, la violence, le sang. Malgré cela — peut-être même à cause de cela -, je l’aimais plus encore.

"En janvier 69, nous avons assisté à un congrès sur les sciences cognitives à Sofia, en Bulgarie. Des hommes du KGB nous ont contactés et nous ont donné des papiers d’identité soviétiques, aux noms de Maline et Sadko. C’était brutal, sombre, inquiétant : c’était tout ce que nous attendions. Quarante-huit heures plus tard, nous étions en URSS.

"Dès notre arrivée, la déception a été complète. Nous pensions être accueillis comme des héros : on nous traitait comme des espions. Nous avions rêvé d’un monde égalitaire. On ne découvrait ici qu’un univers d’injustice, de tricherie, d’oppression.

"La rancœur de Philippe s’est reportée sur moi. Il est devenu irascible, cruel. Plus que jamais il me désirait, et ce désir était pour lui une humiliation permanente. Le matin, quand je me réveillais, je découvrais des entailles sur ma peau. C’était Philippe lui-même qui me blessait, pendant mon sommeil, à l’aide des aiguilles et des lames qu’il utilisait pour ses expériences psychokinétiques.

"Je déclinais à vue d’œil. Les tortures de Thomas, le froid, la malnutrition, l’isolement — et les tests psi auxquels je devais me soumettre chaque jour dans des laboratoires malpropres : tout contribuait à me détruire. Je perdais la tête. Je perdais mon corps. Et je ne possédais même plus ce qui avait constitué jusqu’à ce jour mon identité de femme : je n’avais plus de sang. Depuis plusieurs semaines, je savais que j’étais enceinte.

"En mars 69, les hommes du Parti nous ont annoncé notre transfert dans un laboratoire situé à huit mille kilomètres de Moscou, quelque part en Mongolie. Cette nouvelle perspective m’a pétrifiée. Philippe, au contraire, a repris confiance. Quand je lui ai révélé que j’attendais un enfant, il m’a à peine écoutée. Il ne voyait qu’une chose : nous étions mutés dans l’institut le plus secret de l’Empire soviétique. Nous allions enfin pouvoir travailler sur les phénomènes paranormaux, profiter des connaissances des Russes dans ce domaine.

"Je savais que mon accouchement à Moscou ne serait pas un sommet de technologie, mais je ne m’attendais pas à ce degré de barbarie, de violence. J’étais trop épuisée pour accoucher normalement. Je ne parvenais pas à contracter les muscles de mon diaphragme, de mon abdomen. La dilatation du col utérin ne s’effectuait pas assez largement. Les infirmières, affolées, ont appelé le médecin de garde qui est arrivé complètement ivre. Son haleine chargée de vodka était plus forte que les effluves d’éther qui planaient dans la salle. Et cet ivrogne, avec ses gestes tremblants, a alors utilisé les forceps.

"Je sentais ses instruments de métal qui m’écartaient, m’écorchaient, me blessaient jusqu’au fond de mes entrailles. Je hurlais, je me débattais et lui replongeait dans mon ventre, avec ses crochets de fer. Il a enfin opté pour une césarienne. Mais l’anesthésie n’a eu aucun effet sur moi. Les produits étaient périmés.

"Il n’y avait plus qu’une solution : pratiquer l’opération à vif. Ils m’ont ouvert le ventre alors que j’étais toujours consciente. J’ai senti l’effroyable brûlure de la lame, puis j’ai vu mon sang éclabousser les blouses et les murs, je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée, douze heures plus tard, tu reposais à côté de moi, dans un berceau en plastique. Je ne savais pas encore que l’opération m’avait rendue stérile, mais cette nouvelle m’aurait comblée de joie. A ce moment, si je n’avais pas été trop faible pour bouger, je t’aurais projetée de toutes mes forces contre le carrelage.

Le " tu " mortifia Diane. Telle avait donc été son entrée dans le monde. Par les portes du sang et de la haine. Voilà enfin une vérité qui la concernait : elle était la fille de deux monstres : Sybille Thiberge et Philippe Thomas. Elle ressentit une étrange chaleur, une sorte de bienfaisance. A travers ce chaos, elle ne voyait qu’une vérité : elle avait échappé à leur atavisme. Elle avait traversé le déterminisme génétique comme un voile léger, un rideau sans effet. Déséquilibrée, foldingue, bizarre, peut-être : mais en aucun cas elle ne ressemblait à ces deux bêtes sauvages.

Sa mère reprenait déjà :

— Nous sommes partis pour la Mongolie deux mois plus tard, durant l’automne 1969. J’ai découvert le froid absolu. J’ai découvert l’immensité du continent, qui pouvait déployer, durant vingt-quatre heures, la même forêt, sans que rien ni personne n’apparaisse jamais. Les gares lézardées par le gel ressemblaient à des camps militaires. Tout était kaki, hostile, jalonné de vareuses et de kalachnikovs. Tout semblait ligoté par les câbles télégraphiques ou les fils barbelés. J’avais l’impression de m’enfoncer dans un goulag sans fin.

"Je me souviens encore du bruit des wagons qui s’entrechoquaient, du claquement inlassable des rails. C’était comme une respiration d’acier, qui relayait mon propre souffle. Moi-même j’étais devenue une femme de métal, constituée d’un alliage implacable. Métal des instruments qui avaient fourragé dans mon ventre. Métal qu’utilisait Philippe pour me mortifier chaque nuit. Métal que je conservais toujours, maintenant, sur moi, pour me défendre de lui et des autres. Je n’éprouvais plus qu’un désir inextinguible de vengeance. Et je le savais — mon intuition psi me le soufflait: au bout de la taïga, je parviendrais à réaliser ma vengeance.

69

La chaleur des néons ne suffisait plus à contrecarrer la morsure du froid. Diane sentait ses membres s’engourdir, se paralyser. Allait-elle tenir jusqu’à la fin de l’histoire ? Jusqu’à l’aube ?

Mavriski et Sacher ne bougeaient pas. Ils écoutaient les paroles de Sybille Thiberge comme un véritable discours des origines. Leurs visages étaient empreints d’une gravité de statue. Seuls, leurs yeux scintillaient sous les crêtes de givre des chapeaux. Diane songeait à ces animaux de pierre qui surveillent le seuil des temples chinois.

La mère maudite reprit :

— Lorsque nous sommes arrivés dans le tokamak, les parapsychologues avaient déjà perverti leurs travaux. Thomas a tout de suite été séduit par la cruauté de ces manipulations. Moi j’y voyais simplement une nouvelle étape dans ma propre malédiction. Je vivais tout cela avec une froide indifférence.

"Pourtant, quand ils ont arrêté les chamans tsevens, j’ai décidé d’agir. En deux années, le rapport de force s’était totalement inversé entre les autres chercheurs et moi. Malgré leur folie, malgré leur cruauté, ils étaient tombés, l’un après l’autre, amoureux de moi. C’est moi qui leur ai appris le français. Moi qui recueillais leurs confidences alcoolisées. Moi encore qui leur offrais quelques parcelles de tendresse. Ils m’adoraient, me vénéraient, et me respectaient plus que tout dans cet enfer.

Diane imaginait ces tortionnaires slaves. Sa mère lui apparut comme une Gorgone démente.

— Je les ai convaincus qu’ils ne parviendraient à rien avec leurs méthodes sanguinaires, que le seul moyen d’accéder à ces pouvoirs était de nous initier, à notre tour. Je savais comment persuader Talikh de nous aider…

Diane l’interrompit brutalement :

— Je n’y crois pas. Vous tuez des sorciers sibériens, vous mettez Talikh en taule, vous brûlez tous ses frères, et il suffirait que tu viennes lui faire les yeux doux dans sa cellule pour qu’il exécute tes ordres ? Ton histoire est bidon.