— Pour adopter ton Veilleur, pourquoi as-tu pensé à moi ?
Sybille Thiberge sursauta. Son regard se posa avec indolence sur sa fille.
— Mais… parce que je t’ai toujours choisie.
— Tu veux dire que tu as toujours su que je jouerais ce rôle ?
— Depuis le moment où j’ai connu les règles du concile.
— Comment savais-tu que j’accepterais d’adopter un enfant ? Comment savais-tu que je ne serais pas en état d’en avoir moi-même, de…
Diane s’interrompit, terrassée. Elle venait de saisir l’ultime évidence. C’était sa mère qui l’avait agressée et mutilée, un soir de juin, sur les berges de la Marne. C’était sa mère qui avait brandi les instruments ciselés du tokamak. Elle tomba à genoux parmi les tessons de verre.
— Mon Dieu, maman, qu’est-ce que tu m’as fait?
La chamane se pencha sur elle. Sa voix devint coupante comme une lame :
— Rien de plus que ce qu’on m’a fait jadis. Je n’ai jamais oublié les souffrances qui m’ont déchirée quand on essayait de t’arracher de mon ventre. Avec toi, j’ai fait d’une pierre deux coups. Je me suis vengée et je t’ai préparée pour l’avenir. Je devais m’assurer que tu n’aurais jamais d’amants. Que personne ne te féconderait. L’excision annule non seulement toute jouissance physique mais transforme tout rapport sexuel en une véritable torture, si l’infection a fermé les petites lèvres. Je t’ai charcutée en sorte d’obtenir ce résultat. J’espérais que ton traumatisme te détournerait à jamais des relations sexuelles. Je dois avouer que tu as réagi au-delà de mes espérances, ma belle.
Diane sanglotait, sans larmes. A ce moment, la voix de Mavriski s’éleva :
— Il est temps.
Diane leva les yeux, hébétée : les deux hommes, armes en main, reculaient vers la porte de pierre. Elle hurla :
— Non! Attendez!
Les sorciers la regardèrent. Sa mère n’avait pas bougé. Elle cria :
— Je veux comprendre les derniers détails. Vous me devez ça!
Sybille posa les yeux sur sa fille.
— Que veux-tu savoir encore ?
Elle s’efforça, une dernière fois, de se concentrer sur la chronologie des faits. C’était la seule façon de ne pas voler en éclats. Elle dit :
— Quand les Lüü-Si-An sont arrivés en Europe, rien ne s’est passé comme prévu.
La mère dénaturée ricana :
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— Thomas a tenté de t’exclure du duel en détruisant ton Lüü-Si-An.
— Thomas était un lâche. Seule la lâcheté peut expliquer une telle violation. Il a voulu rompre le cercle.
— Après l’accident, quand tu as compris qu’il n’y avait plus aucune chance de sauver Lucien, tu as appelé van Kaen. Tu l’as contacté par télépathie : voilà pourquoi on n’a jamais retrouvé trace du moindre appel.
— C’est le moins que je pouvais faire.
— Alors Talikh est entré dans la course, enchaîna Diane. Il a décidé de vous éliminer l’un après l’autre…
La voix de Sybille frémit de colère :
— Talikh nous a toujours manipulés, depuis le premier jour. Il savait que nous tuerions les autres chamans. Il savait que la seule chance de sauver sa culture, qui est exclusivement orale, était de nous initier. Durant toutes ces années, nous sommes devenus les garants, les réceptacles de la magie tsévène. Talikh n’avait plus qu’à attendre le jour du duel sacré, pour nous vaincre et reprendre ces pouvoirs.
Concentrée sur elle-même, Diane éprouva une intense satisfaction: elle tenait enfin le mobile de Talikh, l’homme qui avait voulu sauver son peuple. Mais un grain de sable enrayait la machine. Elle déclara :
— Un fait ne cadre pas. Talikh n’a pas attendu le duel, puisqu’il a tué van Kaen et Thomas à Paris, et Jochum àUlan Bator. Pourquoi?
Il y eut un silence puis la sorcière souffla :
— La réponse est simple : ce n’est pas Talikh qui a tué les chamans.
— Qui d’autre ?
— Moi.
Diane hurla :
— Tu mens ! Il est impossible que tu aies tué Hugo Jochum.
— Pourquoi ?
— J’étais là, dans le couloir du monastère. J’ai surpris le tueur quand il sortait de la chambre de Jochum.
— Et alors ?
— Et alors j’étais en train de te parler au téléphone, à Paris !
— Qui te dit que j’étais à Paris ? Ce sont les petits miracles de la technologie, ma chérie. J’étais seulement à quelques mètres de toi, dans la chambre de Jochum.
Diane reçut un coup de foudre. La voix essoufflée de sa mère. Le bruit de la circulation, qui coïncidait avec celle d’Ulan Bator : tout simplement les mêmes voitures. Il y avait eu ensuite cette impression confuse, sur le toit, d’avoir déjà vécu cette scène. Et pour cause : la même femme, à seize années d’intervalle, l’avait agressée une nouvelle fois. Elle dit d’une voix brisée :
— C’est… c’est toi qui as tué Langlois ?
— Il avait découvert l’existence des Veilleurs de van Kaen et de Thomas. Il avait fouiné dans le passé de Thomas et trouvé une " Sybille Thiberge " parmi ses anciens élèves. Il m’a aussitôt convoquée. Dans son bureau, je lui ai tranché la gorge et volé son dossier.
— Mais… et les pouvoirs ? En tuant les autres, tu ne pouvais récupérer leurs…
— Je me moque des pouvoirs. Ma clairvoyance me suffit. Je veux rester vivante et les savoir morts. C’est tout. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que trois dans le cercle — et la taïga décidera du vainqueur absolu.
— Il est temps.
Mavriski ouvrit la porte de plomb — un rai de lumière provenait des escaliers : le jour du dehors. Diane cria encore :
— Talikh, où est-il ?
— Talikh est mort.
— Quand ?
— Talikh a eu la même idée que Thomas, mais plus tôt. Parmi tous les adversaires du concile, il n’en redoutait réellement qu’un seuclass="underline" moi. Il a voulu m’éliminer du cercle, m’extraire du combat. Il a tenté de m’attaquer par surprise, durant le mois d’août, aux alentours de notre maison du Lubéron. J’ai senti sa présence avant même qu’il ne s’approche. J’ai lu en lui, mentalement, comme dans un livre ouvert. Et j’ai joué de mon arme intime. (Un sourire s’insinua dans son visage.) Tu sais de quoi je parle…
Diane revoyait la lame glissée sous la langue de sa mère. Elle songeait à ses baisers d’ours — ces petits lapements qu’elle lui prodiguait lorsqu’elle était enfant et qui portaient déjà en eux une charge meurtrière. Tout était déjà écrit. Mavriski se glissa vers les escaliers et se retourna sur le seuil crissant.
— Il est temps.
— Non!
Diane suppliait maintenant. Elle s’adressa à sa mère :
— Il y a une chose… La chose la plus importante à mes yeux. (Elle braqua ses iris sur la fine silhouette à bonnet rouge.) Qui a brûlé les doigts des enfants ? Qui vous a donné rendez-vous ici ?
Sybille parut surprise :
— Mais… personne.
— II y a bien quelqu’un qui a inscrit la date sur leurs empreintes, non ?
— Personne n’a touché aux doigts des enfants. Ils sont sacrés.
Un dernier abîme s’ouvrait sous ses pas. Elle insista :
— Qui a décidé de la date du duel?
Sa mère fit un geste de dénégation :
— Tu n’as rien compris à notre histoire. Nous avons pactisé avec des forces supérieures.
— Quelles forces ?
— Les esprits de la taïga. Les forces qui maîtrisent notre univers.
— Je ne comprends pas.
— C’est le secret de notre initiation. L’esprit préexiste à la matière. L’esprit habite chaque atome, chaque particule. L’esprit est la partition de l’univers. La force immatérielle qui forge la réalité concrète.