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— je ne comprends pas.

La voix de sa mère devint plus douce :

— Songe aux doigts des Veilleurs. Songe aux anomalies physiques de van Kaen, de Thomas, de Jochum… Songe au cancer qui a jailli de ton ventre pour rejoindre celui de l’animal…

Diane voyait tout trembler devant ses yeux. Elle revoyait les stigmates des chercheurs, leurs corps atrophiés qu’elle avait crus dominés par une obsession, une volonté malsaine. Elle savait maintenant qu’elle s’était trompée. Sa mère répétait :

— L’esprit contrôle la chair. Telle est notre malédiction : nous nous tenons en deçà de la matière. Et nous sommes revenus pour l’ultime transmutation.

— Quelle… transmutation ?

L’éclat de rire de la femme retentit dans l’anneau grandiose :

— Tu n’as pas compris la loi du concile, mon enfant?

Tu n’as pas compris que tout est vrai ?

72

LES hautes herbes semblaient caresser le vent gris de leurs extrémités ténues, alors que l’aube, lentement, les embrasait à la manière d’une sève écarlate. Les trois chamans s’avancèrent dans la clairière, l’ alaa, et se reculèrent les uns des autres, ne se lâchant plus du regard, ne se déplaçant plus qu’avec une méfiance frémissante, dessinant peu à peu, par leurs seules silhouettes, les trois points d’un triangle parfait. Diane était demeurée, avec Giovanni, sur l’un des tertres de ciment du tokamak. Les adversaires les avaient abandonnés là, ne se souciant plus que de leur propre combat.

Diane tentait de discerner chaque personnage à la surface de la plaine, mais elle ne voyait que les tiges inclinées, les hampes verdoyantes qui paraissaient peu à peu les boire, les absorber, les dissoudre. Lorsqu’ils furent à plus de cent mètres l’un de l’autre, il y eut une immobilité, une fixité de pierre. Une sorte de suspens dans la chair de l’aurore.

Les trois chamans se déshabillèrent. Diane aperçut des chairs pâles, des extrémités osseuses. D’instinct, elle se concentra sur sa mère. Elle vit ses épaules, rondes et musclées, qui se mêlaient à la houle végétale. Elle vit ses mèches blanches qui oscillaient dans le vent. Puis elle saisit que c’était la femme tout entière qui vacillait dans le mouvement de la clairière. Sa mère était en train de s’endormir. Elle glissait dans cet état voilé, intermédiaire, crucial, qui dresse une passerelle spirituelle avec les esprits…

Diane refusait encore de comprendre la vérité quand l’impossible se produisit.

Une ombre l’effleura. Elle leva les yeux. A dix mètres de hauteur, un aigle gigantesque la survolait. Une vaste croix de plumes, comme posée sur le ciel, dans une parfaite posture d’affût. La seconde suivante, un rugissement d’entrailles retentit, dont les notes graves paraissaient soulever les profondeurs de la terre. Diane braqua son regard vers le point de vacillement qu’avait creusé sa mère en sombrant dans le sommeil.

Un ours colossal se dressait parmi les lacis végétaux. Un ours brun — un grizzli — dont le corps dépassait deux mètres de hauteur. Son pelage brun chatoyait de mille reflets. La bosse de son dos ressemblait à un contrefort de puissance et sa gueule noire, morne, souveraine, percée de deux yeux plus noirs encore, était indéchiffrable. " Une femelle ", pensa Diane sans hésitation. L’animal se cambra et hurla, comme si le moindre élément de la taïga devait désormais compter avec sa colère.

Diane n’éprouvait aucune peur, aucune panique. Elle se situait au-delà de ces sentiments. Elle se tourna vers le troisième pôle : là où Paul Sacher avait disparu parmi les herbages. Elle ne cherchait plus le vieux dandy mais l’échine hérissée du loup, le canis lupus campestris spécifique de la taïga sibérienne.

Elle ne vit rien mais sentit, comme cela lui était souvent arrivé lors de ses expéditions, une qualité particulière de l’air. L’odeur de la chasse, saturée de faim et de tension, semblait emplir la moindre parcelle d’instant. Un bruissement jaillit sur sa gauche. Diane perçut tout à la fois : le buste blanc et noir, lancé à toute vitesse, le museau effilé, tranchant les herbes, et les yeux, ces yeux ourlés de noir, brillants d’ivresse, qui semblaient posséder déjà un temps d’avance sur l’attaque.

Diane attrapa Giovanni par le bras et l’entraîna dans sa course. Ils longèrent la clairière, en s’éloignant des bâtiments du laboratoire. Tout à coup le sol se déroba sous leurs pas. Ils chutèrent le long d’une pente abrupte, se blessèrent contre des arêtes de pierre, puis s’écrasèrent dans la terre meuble. Aussitôt Diane palpa la zone qui l’entourait : elle avait perdu ses lunettes. A quelques mètres de là, Giovanni était dans la même position. Ce simple détail l’anéantit: deux pauvres humains, bigleux, poussiéreux, vulnérables, face à des animaux surpuissants. Pourtant, quand ses mains attrapèrent sa monture, elle s’aperçut que le loup avait disparu. Le chasseur renonçait, pour l’instant. Giovanni balbutiait, fixant ses propres verres sur son nez

— Mais que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?

Diane évaluait déjà la distance qui les séparait de l’aire où sa mère avait franchi le seuil ultime. A priori, quatre cents mètres, plein ouest. C’était risqué mais il n’y avait pas d’autre solution. " Attends-moi là ", ordonna-t-elle. Elle s’arc-bouta le long de la pente, attrapant des racines pour s’aider dans son ascension. " Pas question ", rétorqua Giovanni en lui emboîtant le pas.

Ils remontèrent ensemble et plongèrent de nouveau dans les vagues végétales. Diane ne possédait pas un sens de l’orientation très sûr mais le souvenir de l’ours brûlait dans sa mémoire. Ils rampèrent, parmi les herbes, jusqu’à l’emplacement de la transmutation. Diane trouva les vêtements de sa mère. Elle fouilla et débusqua sans difficulté le Glock. Un calibre 45. Elle extirpa le chargeur de la crosse et compta: quinze balles, plus une dans la culasse. Elle songea aux armes des deux autres adversaires. Cela valait-il le coup d’aller les récupérer ? Non: trop dangereux. Sans un bruit, sans un effleurement, ils revinrent sur leurs pas et descendirent de nouveau le versant de terre.

Diane s’efforça d’analyser la situation. Ils étaient trois. Trois prédateurs guidés par leur pur instinct de chasseurs. Trois animaux de puissance et de destruction. Des bêtes intuitives, sensitives, dotées de capteurs omniscients. Des combattants parfaitement réglés, parfaitement adaptés à leur environnement. Cette idée même était inexacte : ils n’étaient pas adaptés à la nature, ils étaient la nature. Ils en partageaient les lois, les forces, les rythmes. Cette vibration même était leur raison d’être. Elle était leur " être ".

Elle se tourna vers son compagnon :

— Giovanni, écoute-moi attentivement. La seule chance de nous en sortir, c’est de ne plus appréhender notre environnement comme le ferait un être humain, tu comprends ?

— Non.

— Il n’existe pas une forêt unique, continua-t-elle, mais autant de forêts que d’espèces animales. Chaque bête perçoit, découpe, analyse l’espace en fonction de ses besoins et de ses perceptions. Chaque animal construit son propre monde et ne voit rien au-delà. C’est ce qu’on appelle, en éthologie, l’ Ummelt. Si nous voulons sauver notre peau, nous devons absolument prendre en compte le point de vue de nos ennemis. L’Umwelt de l’ours, du loup, de l’aigle. Parce que tels sont nos véritables terrains de combat, et non ce paysage que nous captons avec nos cinq sens humains. Pigé?

— Mais… mais… on sait rien de…

Diane ne put retenir un sourire de fierté. Depuis combien de temps étudiait-elle ces mécanismes ?Jusqu’à quel degré avait-elle pénétré ces systèmes de perception, ces stratégies d’affrontement ? Dans la brûlure glacée du vent, elle prit le temps de décrire le profil de chaque adversaire.