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L’AIGLE : l’oiseau voyait tout. Son œil, de forme tubulaire, lui permettait d’effectuer des agrandissements prodigieux. Survolant la forêt à cent mètres de hauteur, il était capable de focaliser son attention sur un minuscule rongeur au point que ce dernier occupât totalement la surface de sa rétine. A cet instant, il pouvait réaliser un autre miracle : appliquer son acuité visuelle dans deux directions différentes. Tout en se concentrant sur sa cible, située droit devant lui, il pouvait simultanément faire le point au-dessous de lui, dans l’axe de ses serres, afin de préparer son mouvement de capture.

Alors l’amplitude de ses ailes — trois mètres environ — jouait à plein. L’aigle fondait sur sa proie à une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l’heure mais, parvenu près d’elle, ralentissait, en quelques fractions de seconde, à la vitesse d’un homme au pas, dans le plus parfait silence. La victime ne se sentait même pas mourir. Bec et serres s’enfonçaient dans son échine avant même qu’elle n’ait sursauté.

La seule faille du rapace était sa dépendance à la lumière. L’extrême profondeur de son œil assombrissait son champ de vision et ne lui permettait de voir qu’en toute clarté. Le rapace attaquerait donc de jour. Aux premiers instants du crépuscule, le combat serait terminé pour lui. C’était une faible consolation. Parce que, d’ici là, rien ni personne n’échapperait à l’acuité de son regard.

LE LOUP : la nuit constituait au contraire son espace de force, son territoire privilégié. Les yeux du loup ne disposaient que d’une vision monochrome, mais possédaient un autre atout : un tissu particulier sur la rétine, le tapetum lusidum, qui lui conférait une vision parfaite, même dans l’obscurité totale. Il possédait aussi une perception du mouvement extraordinaire. Capable de détecter, à plus d’un kilomètre, le déplacement d’une main, il pouvait même en capter le degré de nervosité. La moindre trace d’anxiété, de faiblesse, déclenchait alors son réflexe d’attaque. Sans compter qu’à la même seconde son odorat lui permettait d’analyser les molécules olfactives propres à la transpiration, et, plus profondément, à la peur.

Oui : le loup attendrait la nuit pour passer à l’assaut. C’était ce que Diane se répétait, afin de s’octroyer, mentalement, un certain répit. En réalité, elle n’était sûre de rien. Car l’animal les avait déjà poursuivis, détectant leur vulnérabilité. Cette première fulgurance démontrait que le spécimen était un alpha, un chef de meute, qui n’hésiterait pas à attaquer de nouveau, au moindre signe de peur, de fatigue — ou à la moindre blessure. Diane observait Giovanni, qui tremblait de la tête aux pieds, et saisissait que le canis lupus campestris allait les suivre à travers la forêt comme un sillon d’évidence.

L’OURS : il ne voyait rien, ou presque, et son ouïe n’était pas exceptionnelle. Mais son sens olfactif était sans équivalent. La surface de la muqueuse par laquelle il captait les odeurs était cent fois plus grande que celle de l’homme. Le grizzli était capable de retrouver son chemin à plus de trois cents kilomètres, en se repérant seulement à l’odorat, ou encore de suivre une infime fragrance, portée par le vent, alors même qu’il nageait dans un torrent.

Mais le principal danger de l’ours venait d’ailleurs : tout simplement de sa force. Le grizzli était l’animal le plus puissant du monde. Capable de briser la colonne vertébrale d’un élan d’un coup de patte, ou de faire craquer les membres d’un caribou avec ses mâchoires, l’ours était l’ennemi à éviter entre tous. Une bête solitaire, si peu habituée aux comportements sociaux que sa gueule ne trahissait jamais son état d’esprit. Un animal puissant, cruel, implacable, habitué à régner sur son territoire, qui ne craignait aucun autre rival que ses propres congénères. Les femelles en savaient quelque chose. A chaque printemps elles devaient se battre contre leur mâle afin qu’il ne dévore pas leurs petits.

Giovanni écoutait le discours de Diane. Il était livide, comme broyé par la panique. Pourtant, au terme de ces explications, il n’eut qu’une seule question, un seul étonnement :

— Comment sais-tu tout ça ?

Diane avait la gorge sèche, le palais voilé de terre.

— Je suis éthologue. Les prédateurs constituent ma spécialité depuis douze années.

L’Italien la regardait toujours, les yeux fixes. Elle se pencha vers lui.

— Ecoute-moi bien, Giovanni. Il n’existe pas dix personnes au monde qui pourraient se sortir d’un tel merdier. Alors souris : parce que tu es avec une de ces dix personnes.

— Mais… et les Tsevens, ils… ne vont pas nous aider ?

— Personne ne nous aidera. Et surtout pas les Tsevens. C’est un combat sacré, tu comprends ? Dans cette clairière, il n’y a que deux parasites : nous. Et les animaux vont chercher en priorité à nous éliminer. Le temps de notre destruction, ils resteront alliés. Ensuite seulement, ils s’affronteront, dans l’espace purifié.

Elle ferma sa parka et se releva :

— Je dois trouver une rivière. Vérifier quelque chose.

La pente rejoignait, plus bas, un nouveau versant de la forêt. Ils se glissèrent jusqu’aux premiers taillis puis s’enfoncèrent parmi les arbres. Quelques minutes plus tard, ils atteignirent un torrent qui moussait d’écume blanche. Diane s’agenouilla. Dans les eaux vives, elle distinguait les flammes rose-argent des saumons. L’Italien demanda :

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Je dois connaître le sens de la migration des saumons.

— Pourquoi ?

— D’instinct, l’ours va remonter dans cette direction. Remonter là où les poissons foisonnent.

— Tu es sûre ?

— Non. Jamais personne ne peut prévoir la réaction d’un animal.

" Surtout avec ces bêtes, pensa Diane, d’une espèce si particulière. " Quelle était leur part d’instinct animal ? Leur part d’instinct humain ? Quelle était la résonance du chaman au sein même de la bête ? Elle chuchota, en se retournant :

— Giovanni, tu…

La stupeur lui trancha le cœur. L’homme était arc-bouté sur lui-même, le visage exsangue, le torse ruisselant de rouge. L’aigle l’enveloppait de ses ailes immenses. Ses serres enfoncées dans ses épaules, son bec crochetait déjà sa nuque avec voracité. Diane dégaina. L’Italien et l’oiseau pivotèrent. Une des ailes balaya sa main. Son arme vola à plusieurs mètres. Elle se précipita sur le 45. Quand elle visa de nouveau, l’homme chancelait au bord de l’eau, battant des bras. Elle chercha un axe de tir, puis hurla d’une manière absurde :

— Baisse les bras !

Giovanni tomba, tête en avant. L’oiseau ne le lâchait pas. Soudain, il arracha de son bec un lambeau de chair. La plaie s’ouvrit en un flux écarlate. Diane ne voyait plus que le dos du volatile. Impossible de tirer.

Elle plongea dans la lutte. Elle se glissa sous l’aile du rapace, se nicha sous ses plumes, parvenant à insérer son bras près du torse palpitant de la bête. Alors, elle retourna son poing armé et tira. L’oiseau se cambra. Giovanni hurla. Diane appuya une nouvelle fois sur la détente.

Tout s’arrêta. Le silence s’épancha. Les rémiges noires planèrent avec lenteur. Elle tira encore, deux fois, sentant sa main s’enfoncer dans la chaleur de la blessure. Enfin l’aigle s’affaissa, entraînant dans sa chute Diane et Giovanni. Les trois corps roulèrent jusqu’à l’extrémité de la berge. Lorsqu’elle entendit une des ailes s’abattre lourdement dans la rivière, Diane comprit que tout était fini.