L’œil rond du rapace la fixait. Une mire de mort au cœur d’une cible. Mais ses serres étaient toujours plantées dans le dos de l’Italien. L’oiseau commençait à être entraîné par le courant. Diane glissa son arme dans sa ceinture et s’appliqua à extraire les crochets de corne. Giovanni ne réagissait plus. Lorsqu’elle eut fini, elle découvrit que ces entailles étaient moins profondes qu’elle ne l’aurait cru. En revanche, la blessure à la nuque était mortelle. Le sang coulait à flots, en lentes pulsations. Diane était suffoquée de chagrin, de dégoût. Mais elle se redressa et tendit de nouveau ses muscles. Seul le combat devait occuper son esprit.
Une nouvelle urgence la préoccupait. L’odeur du sang, marque de faiblesse entre toutes, allait attirer le loup. Il fallait étouffer cette source. A vingt mètres en amont, elle aperçut une surface de bois, en rupture avec le relief de la rive. Elle réajusta ses lunettes et se dirigea vers la plaque sombre : c’était une cavité, longue de trois mètres, couverte par cinq madriers noirs.
Elle parvint à soulever l’une des poutres. La fosse possédait une profondeur d’environ un mètre. Elle était tapissée d’un treillis de branches serrées. Les pêcheurs du lac Blanc devaient sécher là-dedans leurs poissons. C’était un refuge parfait. Diane retourna près de l’Italien. Elle l’attrapa sous les aisselles et tira. Giovanni hurla. Les traits voilés de sueur, il se mit à psalmodier des litanies précipitées. Un bref instant elle crut qu’il priait, en latin. Elle se trompait : l’ethnologue gémissait seulement dans sa langue natale. Elle le traîna jusqu’à la cache en s’efforçant de ne pas entendre ses cris. Insensiblement, elle se forgeait elle-même un Umwelt. Un monde de perceptions, de réflexes appliqués à la situation immédiate, entièrement focalisés sur ce seul but : survivre.
Elle souleva un autre madrier, pénétra dans l’excavation puis attira le corps. Elle referma le toit au-dessus de leur tête. L’obscurité les enveloppa. Seuls, les interstices très étroits entre les poutres livraient quelque lumière. C’était l’endroit idéal pour attendre. Attendre quoi : Diane n’en savait rien. Du moins pouvait-elle ici concevoir une nouvelle stratégie. Elle s’allongea près de Giovanni, passa son bras sous sa nuque, puis le serra contre elle, comme elle aurait fait avec un enfant. De son autre main, elle lui caressa le visage, l’enlaça, le cajola — c’était la première fois qu’elle touchait volontairement la peau d’un homme. Et il n’y avait plus de place dans son cœur pour ses hantises ordinaires. Elle ne cessait de chuchoter à son oreille :
— Ça va aller, ça va aller…
Tout à coup, des pas légers résonnèrent au-dessus d’eux, entrecoupés d’un souffle haletant. L’alpha était là. Il marchait sur le bois, écrasant sa truffe le long des rainures, s’emplissant les muqueuses des effluves de sang.
Diane étreignit au plus près Giovanni. Elle ne cessait plus de lui parler en langage bébé, cherchant à couvrir les pas du loup, de plus en plus rapides, de plus en plus frénétiques. Il écorchait maintenant l’écorce à coups de griffes, à quelques centimètres de leur visage.
Soudain, elle aperçut, entre les madriers, sa gueule blanche et noire, tendue, attentive, avide. Elle discerna l’éclat de ses pupilles vertes. Giovanni balbutia: " C’est quoi ? " Diane continua à murmurer des petits mots gentils tout en réfléchissant à la résistance des poutres : combien de temps s’écoulerait-il avant que la bête ne se frayât un passage ? " C’est quoi ? " Les tremblements secouaient le corps de l’Italien. Elle le serra de toutes ses forces, engluée dans son sang. De l’autre main, elle attrapa son Glock.
Il était impossible de tirer. Les lattes de bois étaient trop épaisses pour que les balles les traversent. Les projectiles risquaient au contraire de ricocher et de leur trouer la peau. Un nouveau bruit retentit. Un raclement régulier, à l’autre bout de l’excavation. Diane tendit son regard. Le loup grattait la terre, cherchant à s’insinuer au fond du terrier. Dans quelques secondes, il serait là. Son corps souple se glisserait dans la trappe et ses crocs déchireraient leurs chairs.
Soudain, un trou de lumière éclaboussa la fosse. Les griffes de l’animal jaillirent, fourrageant avec frénésie. " Diane, qu’est-ce qui se passe ? " Giovanni tenta de relever la tête, mais elle le retint, d’une main sur le front. Un baiser, une caresse, puis elle groupa son corps et rampa jusqu’à l’extrémité de la cavité, là où le loup avançait toujours. Elle n’était plus qu’à cinquante centimètres de l’adversaire. Elle discernait ses pattes mouchetées de blanc, ses griffes qui creusaient, creusaient, creusaient. Elle respirait son odeur, prégnante, lourde, menaçante. Jamais une exhalaison ne lui avait paru plus éloignée de l’homme, plus étrangère à sa propre odeur.
A trente centimètres de la trouée, les coudes en appui, Diane noua ses poings sur le 45 et releva, des deux pouces, le chien de l’arme.
Deux mondes allaient s’affronter.
Umwelt contre Umwelt.
Le loup écartait les mottes, totalement à découvert, n’esquissant pas même un recul prudent. L’odeur du sang le rendait fou. Quand Diane vit poindre le museau croûté de terre, elle ferma les yeux et écrasa la détente. Elle sentit une giclée tiède. Elle rouvrit les paupières par réflexe et discerna, à contre-jour, la gueule écorchée. Elle visa un œil, détourna la tête et tira encore, sentant la douille rebondir sur son visage.
Elle s’attendait à recevoir un coup de griffes, une déchirure de crocs. Il ne se passa rien. De nouveau, elle risqua un regard. Les fumées des gaz se dissipaient. Dans l’axe de lumière, le corps se matérialisa, pattes postérieures tendues, comme dans un geste d’étirement. La bête était inerte. Décapitée.
Diane la repoussa, reboucha le trou, puis recula de nouveau jusqu’au visage de Giovanni. Elle l’embrassa, en lui soufflant: " On l’a eu, on l’a eu, on l’a eu… " Elle pleurait et riait à la fois, tout en éjectant le chargeur de la crosse, afin de compter les balles qui lui restaient. Elle répétait toujours : " On l’a eu, on l’a eu… " et songeait que, jusqu’ici, ce n’étaient pas vraiment ses connaissances en éthologie qui les avaient sauvés.
C’est alors que le soleil jaillit.
Tout apparut en bloc. Le ciel. La lumière. Le froid. Et les ombres obliques des madriers qui, un à un, étaient arrachés de leur position. Diane hurla, lâchant pistolet et chargeur. Mais ses cris n’étaient rien face aux rugissements de l’ours, dressé de toute sa hauteur au-dessus de la cavité, balayant les dernières poutres comme s’il s’agissait de simples allumettes. L’animal se voûta vers la fosse, tendit sa gueule noire et poussa un nouveau grognement, ébouriffant sa fourrure brun mordoré, creusant le vent de sa colère.
Diane et Giovanni se serraient à l’autre bout du trou. La bête se penchait toujours, fouettant l’air de ses griffes. Dos à la paroi, Giovanni parvint à se relever dans une cambrure. Elle lui jeta un regard sidéré. Il l’attrapa par le col et lui dit :
— Tire-toi. Tire-toi ! Pour moi, c’est foutu.
L’instant suivant il chancelait sur le treillis, en direction du monstre. Diane était effarée. Il lui fallut quelques secondes pour saisir que Giovanni, l’ethnologue débonnaire, le jeune homme au physique de sucre d’orge, se sacrifiait pour elle.
Elle le vit tituber face à l’animal alors qu’elle-même, les deux mains en appui, se hissait à la surface. Le temps qu’elle effectue ce geste, elle entendit un nouveau rugissement. Elle releva les yeux. A l’autre bout de l’excavation, la patte de l’ours propulsa l’homme à deux mètres de là. Recroquevillée sur le rebord de la fosse, Diane ne parvenait pas à fuir. D’un nouvel arc de fureur, le grizzli déchira le torse de sa victime. Elle vit, en images convulsives, le bouillon de sang jaillir des lèvres de son ami.