Elle était émue, apaisée, peut-être heureuse. Elle n'avait nulle envie de partir et pourtant elle allait le faire, peut-être parce qu'elle avait peur des bouleversements qui se seraient produits en elle et dans sa vie si elle était restée là jusqu'au matin.
Ils étaient demeurés longtemps ainsi, face à face, dans le silence et la nuit. Puis elle s'était levée difficilement : chaque fois qu'elle tentait de prendre appui sur le cuir, sa main s'enfonçait comme dans un plan d'eau, et elle s'était laissée aller à plusieurs reprises, renonçant, recréant un creux où son corps se lovait.
A la fin, pourtant, elle était parvenue à s'arracher à cette douceur qui l'enveloppait. Puis, sans s'approcher de Mario, elle avait quitté la pièce et ouvert la porte palière.
Il l'avait suivie.
Les seuls mots qu'elle prononça à mi-voix au moment de pénétrer dans l'ascenseur, alors que Grassi se penchait vers elle - mais elle ne l'embrassa pas, se collant au contraire au fond de la cabine - furent Joachim de Flore, Joachim de Flore.
Et elle rit de la surprise de Grassi qui répétait ce nom, s'étonnant elle-même, le lançant plus fort : Joachim de Flore, cependant que la cage de lumière de l'ascenseur descendait dans le noir.
LIVRE II
LES SOUVENIRS
Sixième partie
Joachim de Flore
33.
Joan ne saurait jamais de Joachim de Flore que ce nom, qu'elle avait aimé dès l'instant où Mario Grassi l'avait prononcé dans le restaurant de la rue Saint-Simon.
Depuis, chaque fois qu'elle songeait à Grassi, ce nom-là s'épanouissait, elle voyait des lauriers-roses dont les fleurs s'ouvraient, elle croyait sentir leur parfum doux et âcre, elle se souvenait des allées du parc de la Villa Bardi, et, l'espace de quelques secondes, elle échappait à ceux qui l'entouraient, elle éprouvait une sensation d'engourdissement, de fatigue et de paix, d'abandon. Elle rêvait. Elle ignorait ce que Jean-Luc Duguet, Arnaud, Bedaiev lui disaient : les avocats de Morandi avaient déposé plainte contre Joan et le journal, Hassner et Brigitte Georges aussi, Lavignat avait exigé la publication d'un droit de réponse de sept feuillets. « Que faisons-nous? » Joan détenait-elle de nouvelles informations ou bien fallait-il capituler, se déconsidérer, payer pour éviter les procès? C'était à Joan de répondre, de quelles armes disposait-elle? Silencieuse, Joan se souvenait du plaisir, elle se laissait envahir par le désir d'appeler Grassi, de le retrouver chez lui, puis ce désir s'évanouissait à son tour, laissant place à la mélancolie, à ce nom qu'elle se répétait : Joachim de Flore, dont elle ne saurait jamais qu'Ariane Duguet l'avait elle aussi murmuré, attirée puis troublée sitôt qu'elle l'avait lu, le 7 mars 1989.
Mais la mort avait effacé le geste et les émotions de cette jeune fille de quinze ans qui s'était arrêtée devant la boîte d'un bouquiniste, sur le trottoir de la rue Pierre-Nicole, à quelques dizaines de mètres seulement de la sortie du Cours Élisabeth où Ariane était alors élève en classe de seconde. De la main droite, elle avait trié les livres qui s'entassaient dans la boîte de métal bleu sur laquelle était placé un petit rectangle de carton où l'on avait inscrit en grosses lettres noires : NEUFS SOLDÉS.
Les doigts d'Ariane s'étaient immobilisés sur un livre mince, sans nom d'auteur. Il avait fallu, pour découvrir le titre, qu'elle le sortît de la boîte. Elle avait alors lu ce nom, Joachim de Flore, en italiques, et elle avait été aussi surprise, aussi intriguée, émue, même, que Joan Finchett, plus tard, quand Grassi lui aurait cité ce nom : Joachim de Flore, qu'elle avait peut-être entendu prononcer autrefois, au cours de ses études, mais totalement oublié.
Ariane avait pris le livre, ne se servant toujours que de sa main droite, la gauche tenant ses classeurs. Sous le papier cellophane un peu brillant, elle avait lu le titre complet : Joachim de Flore. Amour et passion, mystique et espérance, et ces mots groupés deux à deux l'avaient retenue, fascinée. Elle avait gardé longuement le livre dans sa main, l'avait enfin laissé retomber, s'enfouir parmi les autres, mais elle avait éprouvé un tel sentiment de regret et de privation qu'elle l'avait aussitôt repris, le retournant, découvrant, écrit au crayon-feutre noir: 10 F.
Elle avait glissé ses classeurs sous son aisselle, fouillé dans la poche gauche de son blouson de toile, remué une poignée de pièces, puis elle était entrée dans la boutique, plutôt un couloir encombré de livres.
Un homme d'une soixantaine d'années se tenait derrière une petite table à laquelle il s'appuyait. Son visage était sans expression, les traits gommés par l'enflure des joues et le double menton. Il avait dû observer Ariane qui lui montra le livre. Il articula : dix francs, tout en dévisageant la jeune fille aux cheveux blond cendré qui lui tombaient sur les épaules. Son regard s'était attardé sur l'ovale régulier du visage, remarquant la peau trop blanche, presque pâle, les yeux d'un bleu vert, les sourcils déjà épilés, et ce signe de coquetterie avait suscité en lui colère et mépris.
Il avait penché la tête de côté pour apprécier cette silhouette, ces longues jambes minces serrées dans un pantalon de toile un peu court qui laissait apparaître les chaussures à tige en cuir noir. Puis, levant les yeux, remontant lentement le long du corps, il avait remarqué le chandail en cachemire que gonflaient les seins, ces lèvres charnues qui donnaient à la bouche et à tout le visage une expression boudeuse.
Il avait reniflé, comme pour rejeter une odeur désagréable, avait tendu la main pour empoigner le livre et, ce faisant, il avait effleuré les doigts d'Ariane, longs et fuselés. La mauvaise humeur l'avait envahi; il s'en voulait de ces sentiments confus qui l'habitaient.
Dix francs, vraiment, il ne comprenait pas pourquoi ce livre était à ce prix, il ne savait d'ailleurs plus s'il voulait le vendre, c'était un texte rare. Il avait bougonné, tournant et retournant le livre entre ses doigts.
Pourquoi, à son âge, s'intéressait-elle à Joachim de Flore? Savait-elle seulement de qui il s'agissait? Ce n'était sûrement pas - d'un mouvement de tête, il avait montré la direction du Cours Élisabeth — là-bas qu'on parlait de Joachim de Flore ! Puis il avait lancé le livre sur la table. Mais, avait-il poursuivi, elle croyait peut-être qu'on y parlait d'amour et de passion, elle prenait ça pour un roman pornographique?
Ariane n'avait pas bougé, les cuisses collées à la table, son poing gauche fermé, serrant la pièce de monnaie.
« Prenez-le si vous le voulez, prenez-le », avait dit le bouquiniste. Seulement, ce n'était pas dix francs, mais vingt. Et, d'un geste rageur, il avait repris le livre, surchargé le premier prix, marmonné qu'il ne forçait personne à acheter.
Ariane avait de nouveau enfoncé sa main gauche dans sa poche. Elle était en sueur. Chaque mouvement - ses doigts cherchant les pièces, son bras serrant les classeurs, ses cuisses s'appuyant au rebord de la table - lui paraissait difficile, comme si elle était déjà entravée, le corps lourd, mais elle n'en éprouvait pas moins une sensation inédite, angoisse et anxiété emportées par une fébrilité et une curiosité avide, un désir d'inconnu.
Elle sentait peser sur elle le regard de cet homme et c'était la première fois qu'elle se trouvait dans un lieu clos face à un adulte dont elle devinait le tumulte des sentiments. Dans ce réduit où l'on pouvait à peine se mouvoir, où les livres montaient en piles le long des cloisons, elle était prise au piège et s'affolait tout en souhaitant que cette panique qui l'étreignait fût plus forte encore. Quand elle rentrait chez elle, rue de Sèvres, soit en métro, soit à pied, descendant le boulevard Saint-Michel, elle avait souvent remarqué qu'on la regardait avec insistance; elle savait qu'on se retournait sur elle, qu'on marchait parfois à ses côtés. Cela l'avait surprise et flattée : c'était toujours des hommes qu'elle jugeait vieux, dont elle pensait qu'ils avaient l'âge de son père, comme si les garçons de son âge, ceux qu'elle côtoyait en classe, l'avaient ignorée ou, pis encore, n'avaient pour elle aucune existence réelle, personnages inachevés qui rougissaient ou se haussaient sur la pointe des pieds pour tenter de se montrer aussi grands qu'elle, et que leur condition d'élèves obligés de réciter, de se rendre au tableau, de se planquer dans la cour pour fumer une cigarette, maintenait dans un état d'enfance dont elle-même avait le sentiment d'être depuis longtemps sortie.