Puis il y avait eu cette transformation de son corps, cette surprise et cette émotion, ce sang qui s'échappait d'elle, le gonflement de ses seins, cette chaleur dans les veines, ce battement du coeur qui résonnait dans la gorge, lui imprimait une respiration saccadée, haletante, et cette sensation que ses membres, chaque partie de son corps lui appartenaient, qu'elle était enfin en eux.
Elle avait commencé à sentir des regards se poser sur elle dans la rue, qui la terrorisaient et lui donnaient la joie inquiète d'exister.
Elle avait grandi, elle marchait très droite. A l'agacement de Joëlle quand elles se croisaient de loin en loin dans l'appartement, elle devinait de la jalousie, une rivalité qu'elle ne désirait pas mais qui naissait spontanément, rendant sa voix encore plus aiguë, coupante : « Jean-Luc, voyons, mais c'est une femme ! disait-elle. Regarde-la : Ariane est devenue une femme, maintenant. Le corps, ça existe, et le sien est un corps de femme ! »
Ariane ne répondait pas, s'enfermait dans sa chambre. Avant d'entrer, désormais, son père frappait.
Il se sentait désarçonné, inquiet, attentif à la façon dont elle s'habillait, soucieux de connaître les heures auxquelles elle rentrait. Il lui téléphonait du journal, la mettant en garde sans préciser ce qui pouvait la menacer, et elle en jouait : « Mais qu'est-ce que tu veux dire, papa? » Il grimaçait, haussait les épaules : enfin, elle savait bien, elle était une femme, elle lisait les journaux, regardait la télévision. « Tu es au courant, quand même, non? »
Une ou deux fois, elle l'avait provoqué. Craignait-il qu'on lui passe le sida? « Les préservatifs, papa, voyons, on nous explique ça en classe. »
Il s'était tu, avait quitté la chambre et elle avait été aussitôt envahie par une bouffée d'anxiété, d'impatience et de désespoir.
Que savait-elle? Rien. Elle avait peur. Il fallait cependant que cela ait lieu, pour elle comme pour toutes ces autres filles qui, dans la cour, à deux ou trois, parlaient à mi-voix, jetant des regards autour d'elles, de leurs nuits dans un châlet, pendant les vacances de février, ou de ces étudiants qui les attendaient au coin de la rue Pierre-Nicole et de la rue Saint-Jacques et qu'elles accompagnaient jusque dans leur chambre.
Certains d'entre eux s'étaient approchés d'Ariane, mais quand elle ne les ignorait pas, elle les regardait avec un tel mépris qu'ils s'éloignaient en se dandinant, ridicules, et Ariane se sentait à la fois fière et désemparée.
Peut-être était-ce à cause d'eux qu'elle s'était arrêtée devant la boîte de bois bleu du bouquiniste de la rue Pierre-Nicole, peut-être avait-elle souhaité que l'un de ces garçons qu'elle avait aperçus à l'angle de la rue s'approchât d'elle. Puis elle avait lu ce nom : Joachim de Flore, ces mots : amour et passion, mystique et espérance, et elle était entrée.
A présent, dans sa chambre, elle déchirait le papier cellophane, tournait les pages, lisait une phrase : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les accepter maintenant »; puis une autre : « Quand viendra l'Esprit, il vous conduira vers la vérité tout entière... Il vous annoncera les choses à venir. »
Elle était exaltée et déçue, cherchant les mots amour, passion, s'arrêtant cependant sur des lignes qui exprimaient ce qu'elle ressentait : «Aujourd'hui, nous voyons à travers un miroir de manière confuse, mais bientôt ce sera face à face... Quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli. »
Et, tout à coup, elle avait entendu la voix de son père et celle de Joëlle. Les mots que lançait celle-ci au bout du couloir claquaient comme des portes.
Ariane s'était agenouillée devant la cheminée condamnée, glissant le livre sous les briques du foyer, sa cachette.
Peut-être ce livre, « Joachim de Flore, amour et passion, mystique et espérance », se trouvait-il encore à la même place, puisque Ariane, quand elle avait quitté l'appartement, l'avait laissé là, oublié pour l'éternité.
34.
Lorsqu'il avait fouillé la chambre d'Ariane, espérant y découvrir une adresse, un nom qui lui auraient permis de retrouver sa fille, Jean-Luc Duguet n'avait pas remarqué ces trois briques disjointes dans le foyer de la cheminée.
Il avait essayé de ne pas écouter Joëlle qui, de temps à autre, se tenant à l'entrée de la chambre, lui répétait qu'il perdait son temps, qu'il était inconscient : n'était-ce pas lui qui avait laissé partir sa fille avec ce jeune Africain? Et il avait bien fait. Il fallait infliger à Ariane une leçon afin qu'elle mesure ce qu'est la réalité. Car ce Noir, on voyait bien qu'il n'était rien d'autre qu'un de ces pauvres types qui traînent - ce n'est pas leur faute, mais ils ne s'adapteront jamais -, et que Jean-Luc se rassure, Ariane tient à son petit confort, c'est une réaliste, comme sa mère; entre femmes, on sent ça. Elle reviendra, parce qu'elle préfère habiter rue de Sèvres plutôt qu'au bout du RER, et il ne lui arrivera rien : trop égoïste. Alors, que Jean-Luc ne s'inquiète pas. Qu'une fois de plus, Ariane ne leur gâche pas la vie à eux, car Joëlle commençait à trouver la note un peu trop lourde, n'est-ce pas? Elle avait fait preuve de patience, mais n'était pas décidée à sacrifier sa vie pour une fille qui ne pensait qu'à elle. Soit, Joëlle l'acceptait, mais pourquoi fallait-il que tout, toujours, tourne autour d'elle?
— Jean-Luc, je t'avertis...
Il n'avait pas répondu. Il avait continué à feuilleter ces cahiers d'écolière. Oui, cette petite écriture appliquée était bien celle d'une enfant : la même façon de former les lettres que lorsqu'elle était au cours moyen, tenant ses cahiers avec tant de soin qu'il lui disait chaque fois qu'il n'avait jamais été, lui, capable d'écrire ainsi. Elle s'installait sur ses genoux. Elle disait : « Je vais te montrer, papa, c'est simple. » Elle avait neuf ans.
En ce temps-là, Clémence vivait encore avec eux. Parfois, lorsqu'ils étaient ainsi en train de calligraphier, elle leur criait : « Je m'en vais, le taxi m'attend, je n'ai pas le temps! »
Ariane s'élançait, mais la porte avait déjà claqué. Et Jean-Luc expliquait en tendant les bras à Ariane qu'une actrice, bien sûr, ne peut en aucun cas manquer le lever du rideau.
Il n'avait repéré aucun indice parmi les papiers étalés sur le bureau : des dissertations inachevées, des pages remplies d'équations et de courbes auxquelles il ne comprenait déjà plus rien. Et il avait pensé que s'il était rentré tout seul dans cette chambre, sans Joëlle sur ses talons, il aurait peut-être tout simplement tendu la main à ce jeune Noir, lui demandant ce qu'il faisait : lycéen, étudiant? Ils auraient parlé tous trois calmement, et peut-être Ariane aurait-elle dit - c'était, il s'en souvenait, ce qu'elle avait tenté de lui expliquer, mais il l'avait interrompue, hurlant : « Je m'en fous, je m'en fous! Dehors, tout de suite! », et il l'avait laissée partir - qu'elle souhaitait que ce garçon restât un jour ou deux chez eux. Jean-Luc aurait accepté, les aidant même à préparer le lit dans la petite chambre, au fond du couloir à droite.
Mais il les avait mis à la porte en répétant : « Je m'en fous, je m'en fous! » et Joëlle, quand ils s'étaient retrouvés en tête à tête, l'avait félicité. Il s'était conduit comme il le devait, avait-elle ajouté en l'enlaçant. Les adolescentes - elle le savait, elle avait été jeune fille - avaient besoin de rencontrer une certaine résistance. Quand elles trouvent un mur, elles s'y appuient, même si elles s'imaginent vouloir le renverser. Jean-Luc allait le découvrir, Ariane rentrerait changée - soumise n'était pas le mot, mais disciplinée, parce qu'il avait fait acte d'autorité, montré qu'il ne cédait pas au chantage de l'amour. C'est trop facile: elles l'espèrent toutes! Il fallait qu'elles comprennent que la vie, c'était bien différent.