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Rand saisit les invitations sans les regarder, il y en avait eu tellement, attrapa l’aubergiste par le bras et le tourna vers la porte du couloir. « Merci d’avoir pris cette peine, Maître Cuale. Et maintenant, voulez-vous nous laisser seuls, s’il vous plaît…

— Mais, mon Seigneur, protesta Cuale, ces invitations viennent de…

— Merci. » Rand poussa l’aubergiste dans le couloir et referma la porte d’un geste ferme. Il jeta les parchemins sur la table. « Il n’a encore jamais fait ça. Loial, croyez-vous qu’il a écouté à la porte avant de frapper ?

— Vous commencez à penser comme ces Cairhienins. » L’Ogier rit, mais il frémit des oreilles pensivement et ajouta : « Toutefois, c’est un Cairhienin, alors peut-être que oui. Je ne pense pas que nous ayons dit quoi que ce soit qu’il n’aurait pas dû entendre. »

Rand essaya de se souvenir. Aucun d’eux n’avait mentionné le Cor de Valère, ou les Trollocs, ou les Amis du Ténébreux. Quand il s’avisa qu’il était en train de se demander comment Cuale pourrait se servir de ce qu’ils avaient effectivement dit, il se secoua. « Les mœurs d’ici sont contagieuses », murmura-t-il entre ses dents.

« Mon Seigneur ? » Hurin avait pris en main les parchemins et regardait fixement les sceaux. « Mon Seigneur, ils viennent du Seigneur Barthanes, Haut Siège de la Maison de Damodred, et du… » – dans son émoi, sa voix baissa de ton – « du Roi. »

Rand les écarta du geste. « Ils iront quand même au feu, comme les autres. Non ouverts.

— Mais…, mon Seigneur !

— Hurin, répliqua Rand avec patience, vous et Loial m’avez bien détaillé à vous deux ce qu’est ce Grand Jeu. Si je vais là où l’on m’invite, les Cairhienins y verront un indice quelconque et ils penseront que je participe au complot de quelqu’un. Si je n’y vais pas, ils en tireront aussi une conclusion. Si j’envoie une réponse, ils se creuseront les méninges pour y trouver un sens et de même si je ne réponds pas. Et comme apparemment la moitié de Cairhien épie l’autre, il n’y a personne qui ne soit renseigné sur moi. J’ai brûlé les deux premières invitations et je vais brûler celles-ci, exactement comme les autres. » Un jour, il y en avait eu douze dans la liasse qu’il avait jetée dans l’âtre, les sceaux intacts. « Quelque conclusion qu’ils en tirent, du moins sera-ce la même pour tout le monde. Je ne suis pour personne de Cairhien et je ne suis contre personne.

— Je vous répète ce que j’ai tenté de vous expliquer, riposta Loial, à mon sens, cela ne fonctionne pas de cette façon. Quoi que vous décidiez, les Cairhienins y verront une manœuvre. C’est du moins ce que disait toujours Haman l’Ancien. »

Hurin tendit les invitations scellées à Rand comme s’il s’agissait d’or. « Mon Seigneur, celle-ci porte le sceau personnel du Seigneur Barthanes, qui est le plus puissant après le Roi. Mon Seigneur, brûlez-les et vous vous créerez les ennemis les plus puissants que vous puissiez avoir. Brûler les invitations a donné des résultats jusqu’à présent parce que les autres Maisons attendent de voir ce que vous avez en tête et s’imaginent que vous devez avoir de puissants alliés pour courir le risque de les insulter. Mais le Seigneur Barthanes… et le Roi ! Insultez-les et ils réagiront, c’est certain. »

Rand se passa les mains dans les cheveux. « Et si je refuse leurs deux invitations ?

— Cela ne servira à rien, mon Seigneur. Toutes les Maisons de la première à la dernière vous ont envoyé une invitation maintenant. Si vous déclinez celles-ci… eh bien, c’est sûr qu’au moins une des autres Maisons, si vous n’êtes pas allié avec le Roi ou le Seigneur Barthanes, estimera qu’elle peut venger l’insulte d’avoir brûlé son invitation. Mon Seigneur, j’ai entendu dire que les Maisons de Cairhien ont des tueurs à leur solde aujourd’hui. Un poignard dans la rue. Une flèche du haut d’un toit. Du poison versé dans votre vin.

— Pourquoi ne pas accepter les deux ? suggéra Loial. Je sais que vous n’en avez pas envie, Rand, mais ce pourrait même être amusant. Une soirée dans un manoir seigneurial ou même au Palais Royal. Rand, les Shienariens ont cru en vous. »

Rand eut une grimace. Les Shienariens l’avaient cru un seigneur par pur hasard ; le hasard d’une ressemblance de noms, une rumeur parmi les serviteurs, et Moiraine et l’Amyrlin mettant leur grain de sel. Par contre, Séléné y avait cru, elle aussi. Peut-être sera-t-elle à l’une de ces réceptions.

Toutefois, Hurin secouait la tête énergiquement. « Bâtisseur, vous ne connaissez pas le Daes Dae’mar aussi bien que vous le pensez. Avec la plupart des Maisons, cela n’aurait pas d’importance. Même quand elles complotent à outrance les unes contre les autres, elles se conduisent comme si de rien n’était, en public. Sauf ces deux-là. La Maison de Damodred a occupé le trône jusqu’à ce que Laman le perde et elle veut le récupérer. Le Roi l’écraserait si elle n’était pas presque aussi puissante que lui. On ne trouve pas de rivaux plus acharnés que la Maison de Riatin et la Maison de Damodred. Si mon Seigneur accepte les deux, Tune et l’autre Maison seront au courant dès qu’il enverra ses réponses, et l’une et l’autre penseront qu’il participe à un complot ourdi par l’autre contre elle. Elles se serviront du poignard et du poison en un clin d’œil.

— Et je suppose, grommela Rand, que si je n’accepte l’invitation que d’une, l’autre imaginera que je suis allié avec cette Maison-là. » Hurin acquiesça d’un signe de tête. « Et elle tentera probablement de me tuer pour couper court à ce dans quoi je suis impliqué. » Hurin acquiesça de nouveau. « Alors avez-vous une idée du moyen d’éviter que l’une ou l’autre veuille me voir mort ? » Hurin secoua négativement la tête. « Je voudrais bien n’avoir pas brûlé ces deux premières.

— Oui, mon Seigneur, mais cela n’aurait pas changé grand-chose à la situation, m’est avis. Quelle que soit la personne que vous auriez acceptée ou repoussée, ces Cairhienins en déduiraient quelque chose. »

Rand tendit la main et Hurin y déposa les deux parchemins plies. L’un était scellé non avec l’Arbre et la Couronne de la Maison de Damodred mais avec le Sanglier en Pleine Charge de Barthanes. L’autre arborait le Cerf de Galldrian. Des sceaux personnels. Manifestement, il avait réussi sans même lever le petit doigt à susciter de l’intérêt dans les plus hautes sphères.

« Ces gens sont fous, dit-il en s’efforçant d’imaginer un moyen de s’en sortir.

— Oui, mon Seigneur.

— Je les laisserai me voir avec ces parchemins dans la salle commune », dit-il avec lenteur. Tout ce qui était vu dans la salle de l’auberge était connu dans dix Maisons avant la tombée de la nuit, et dans toutes à l’aube le lendemain. « Je ne romprai pas les cachets. De cette façon, on saura que je n’ai encore répondu à aucune invitation. Aussi longtemps qu’on attendra de voir de quel côté je me tourne, peut-être gagnerai-je quelques jours de grâce. Il faut qu’Ingtar arrive bientôt. C’est vital.

— Voilà qui est penser comme un Cairhienin, mon Seigneur », déclara Hurin avec un grand sourire.

Rand lui décocha un coup d’œil peu amène, puis fourra les parchemins dans sa poche, par-dessus les lettres de Séléné. « Allons-y, Loial. Il se peut qu’Ingtar soit là. »

Quand Loial et lui descendirent dans la grande salle, ni homme ni femme ne regardèrent Rand. Cuale astiquait un plateau d’argent comme si sa vie dépendait de son brillant. Les serveuses se hâtaient entre les tables comme si Rand et l’Ogier n’existaient pas. Clients et clientes attablés contemplaient unanimement avec fixité leurs chopes comme si les secrets du pouvoir gisaient au fond du vin ou de l’aie. Personne ne disait mot.

Au bout d’un instant, Rand sortit de sa poche les deux invitations, examina les sceaux, puis les remit en place. Cuale esquissa un soubresaut quand il se dirigea vers la porte. Avant que le battant se soit refermé derrière lui, Rand entendit les conversations fuser de nouveau.