Avec un gémissement, il se lança dans un roulé-boulé vers la porte qu’il repoussa d’un coup de pied.
L’autre pièce était une fournaise. Le lit flambait, des langues de feu s’étalaient déjà sur le plancher comme d’étroits tapis de passage. Pas question de ramper là-dessus. Il se redressa et courut à demi courbé, se recroquevillant au contact de la chaleur, toussant, suffoquant. De la vapeur monta de sa tunique trempée. Un des côtés de l’armoire avait commencé à brûler. Il ouvrit précipitamment la porte. Ses sacoches étaient à l’intérieur, encore à l’abri de l’incendie, l’une d’elles gonflée par la bannière de Lews Therin Telamon, l’étui en bois de la flûte posé auprès. Un court instant, il hésita. Je pourrais toujours la laisser brûler.
Le plafond au-dessus de lui craqua. Il saisit sacoches et étui, puis bondit vers le seuil, atterrissant sur les genoux de l’autre côté au moment même où des poutres incandescentes s’écroulaient à la place où il s’était tenu. Traînant après lui son fardeau, il rampa jusqu’au couloir. Le plancher trembla sous le choc d’autres solives qui tombaient.
Les hommes armés de seaux étaient partis quand il atteignit l’escalier. Il glissa jusqu’au rez-de-chaussée plus qu’il ne dévala les marches, se rétablît et traversa en courant le bâtiment maintenant vide jusqu’à la rue. Les badauds regardèrent avec de grands yeux sa figure barbouillée de noir et sa tunique couverte de suie, mais il se dirigea en trébuchant vers la maison d’en face contre le mur de laquelle Loial avait accoté Hurin. Une femme sortie de la foule essuyait la figure de Hurin avec un linge, mais il gardait les yeux clos et sa respiration était haletante.
« Y a-t-il une Sagesse par ici ? demanda Rand avec autorité. Il a besoin de soins. » La femme le dévisagea d’un air incompréhensif, et il essaya de se rappeler les autres noms qu’il avait entendu donner à celles qu’on appelait Sagesses dans son pays des Deux Rivières. « Une Sagette ? Quelqu’un que vous appelez Mère quelque chose. Quelqu’un qui connaît les herbes et sait guérir ?
— Je suis une Déchiffreuse, si c’est ce que vous voulez dire, répliqua la femme, mais le maximum que je puisse pour celui-ci c’est de veiller à le mettre à son aise. Il a quelque chose de cassé dans la tête, je le crains.
— Rand ! Te voilà ! »
Rand se retourna avec stupeur. C’était Mat qui conduisait son cheval par la bride à travers l’attroupement, son arc en bandoulière. Un Mat dont les traits étaient pâles et tirés mais Mat quand même – et souriant, encore que faiblement. Et derrière lui s’avançait Perrin, ses yeux dorés brillant dans la clarté de l’incendie et attirant d’aussi nombreux regards que la fournaise. Et Ingtar qui mettait pied à terre, en tunique à haut col droit au lieu d’une armure mais toujours la poignée de son épée saillant au-dessus de son épaule.
Rand sentit un frémissement le parcourir. « Trop tard, dit-il. Vous êtes arrivés trop tard. » Puis il s’assit sur la chaussée et commença à rire.
31
Sur la piste
Rand s’aperçut que Vérine était là seulement quand l’Aes Sedai lui prit le visage entre ses mains. Un instant, il discerna de l’inquiétude dans son expression, peut-être même de la crainte, puis il eut subitement la sensation d’avoir reçu une douche froide, non pas la mouillure mais la réaction qu’elle procure. Il eut un brusque frisson et cessa de rire ; elle l’abandonna pour se pencher sur Hurin. La Déchiffreuse observait Vérine attentivement. Rand aussi. Que fait-elle ici ? Comme si je ne le savais pas.
« Où êtes-vous allés ? questionna Mat avec irritation, d’une voix rauque. Vous avez tous disparu comme ça, pfuit !, et maintenant vous voilà à Cairhien bien avant nous. Loial ? » L’Ogier eut un haussement d’épaules hésitant et examina la foule, les oreilles frémissantes. La moitié des badauds s’étaient détournés de l’incendie pour regarder les nouveaux venus. Quelques-uns se rapprochaient dans l’intention d’écouter.
Rand accepta l’aide de Perrin pour se relever. « Comment avez-vous découvert l’auberge ? » Il jeta un coup d’œil à Vérine agenouillée, les mains sur la tête du Flaireur. « Par elle ?
— D’une certaine façon, répliqua Perrin. Les gardes à la porte de la cité ont voulu savoir nos noms et un bonhomme qui sortait du poste a sursauté en entendant celui d’Ingtar. Il a affirmé qu’il ne connaissait pas ce nom-là, mais il avait un sourire qui proclamait à une lieue à la ronde qu’il mentait.
— Je crois que je devine de qui tu veux parler, commenta Rand. Il sourit comme ça tout le temps.
— Vérine lui a montré son anneau et lui a chuchoté à l’oreille », précisa Mat. Son aspect et sa voix indiquaient qu’il était malade, de même que ses joues enfiévrées et creuses, néanmoins il avait la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un sourire. C’était la première fois que Rand voyait se dessiner ses pommettes. « Je n’ai pas entendu ce qu’elle disait, mais je me suis demandé si les yeux de ce bonhomme allaient lui jaillir de la tête ou s’il avalerait d’abord sa langue. Tout d’un coup, il s’est mis en quatre pour nous contenter. Il nous a annoncé que vous nous attendiez et où vous logiez. Il a proposé de nous y conduire en personne, mais il a paru franchement soulagé quand Vérine a décliné son offre. » Il ricana. « Seigneur Rand de la Maison d’al’Thor.
— C’est trop long à expliquer maintenant, répliqua Rand. Où sont Uno et les autres ? Nous aurons besoin d’eux.
— Dans le Faubourg. » Mat se rembrunit en poursuivant d’une voix lente : « Uno a déclaré qu’ils préféraient rester là-bas plutôt qu’à l’intérieur des remparts. D’après ce que je vois, j’aurais mieux aimé être avec eux. Rand, pourquoi aurons-nous besoin d’Uno ? Est-ce que tu… tu les as trouvés ? »
C’était le moment, Rand s’en rendit compte, qu’il avait redouté. Il respira à fond et regarda son ami droit dans les yeux. « Mat, j’ai eu le poignard et je l’ai perdu. Les Amis du Ténébreux l’ont repris. » Il entendit le hoquet de stupeur des Cairhienins qui écoutaient, mais il ne s’en préoccupa pas. Qu’ils Jouent à leur Grand Jeu s’ils en avaient envie mais, maintenant qu’Ingtar était venu, lui en avait enfin terminé avec ça. « Néanmoins, ils n’ont pas dû aller loin. »
Ingtar qui avait gardé le silence jusque-là s’avança et saisit Rand par le bras. « Vous l’aviez ? Et le… » – il regarda le cercle de badauds – « l’autre chose ?
— Ils l’ont repris aussi », répliqua Rand à mi-voix. Ingtar tapa du poing dans son autre paume et se détourna ; en apercevant son expression, quelques Cairhienins reculèrent.
Mat se mordit la lèvre, puis secoua la tête. « Je ne savais pas qu’il avait été retrouvé, donc ce n’est pas comme s’il m’avait de nouveau échappé. Il est simplement toujours perdu. » De toute évidence, il parlait du poignard et non du Cor de Valère. « Nous le récupérerons. Nous avons deux Flaireurs à présent. Perrin en est un, lui aussi. Il a suivi la piste tout du long jusqu’au Faubourg après ta disparition avec Hurin et Loial. Je pensais que tu t’étais peut-être défilé… ma foi, tu vois ce que je veux dire. Où donc es-tu allé ? Je ne comprends toujours pas comment tu as une telle avance sur nous. Ce bonhomme a prétendu que vous étiez là depuis des jours. »
Rand jeta un coup d’œil à Perrin – lui, un Flaireur ? – et s’aperçut que Perrin le dévisageait aussi. Il eut l’impression que Perrin murmurait quelque chose. Tueur de l’Ombre ? Je dois avoir mal entendu. Le regard d’or de Perrin soutint un instant le sien, apparemment gros de secrets le concernant. Se reprochant de se monter inutilement la tête – Je ne suis pas fou. Pas encore. – il se détourna.