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Vérine avait retenu une salle à manger particulière, où des étagères le long du mur sombre étaient garnies d’un nombre de pièces d’argenterie encore plus grand que dans la salle commune. Mat jonglait avec trois œufs durs et affectait de son mieux un air nonchalant. Ingtar plongeait un regard soucieux dans l’âtre vide. Loial, qui avait encore dans ses poches quelques livres de Fal Dara, en lisait un près d’une lampe.

Perrin était affalé devant la table et contemplait ses mains jointes posées devant lui. Son nez trouvait à la salle la senteur de la cire d’abeille utilisée pour entretenir les lambris. C’est lui, pensait-il. Rand est le Tueur-de l’Ombre. Par la Lumière, que nous arrive-t-il à tous ? Ses mains se resserrèrent en poings épais et carrés. Ces mains ont été prévues pour manier un marteau de forgeron et non une hache.

Il leva les yeux à l’entrée de Rand. Perrin se dit qu’il avait l’air résolu, prêt à mettre en œuvre une décision. L’Aes Sedai indiqua du geste à Rand un siège à haut dossier en face d’elle.

« Comment va Hurin ? lui demanda Rand en disposant son épée de façon à pouvoir s’asseoir. Il se repose ? »

C’est Ingtar qui répondit. « Il a insisté pour sortir. Je lui ai recommandé de ne suivre la piste que jusqu’à ce qu’il repère des Trollocs. Nous pourrons la reprendre à partir de là demain. Ou voulez-vous les pourchasser dès ce soir ?

— Ingtar, répliqua Rand avec embarras, je n’essayais pas de m’emparer de la direction des opérations. J’ai parlé simplement sans réfléchir. » Mais pas avec autant d’embarras qu’il en aurait éprouvé naguère, songea Perrin. Tueur-de-l’Ombre. Nous sommes tous en train de changer.

Ingtar ne dit rien, il se contenta de continuer à regarder le cœur de la cheminée.

« Il y a certains points qui m’intéressent énormément, Rand, déclara Vérine à mi-voix. Le premier, c’est comment vous avez disparu du camp d’Ingtar sans laisser de trace. Un autre, c’est comment vous êtes arrivés à Cairhien avant nous. Cet employé a été affirmatif sur ce point-là. Il vous aurait fallu voler. »

Un des œufs de Mat tomba par terre et se fendit. Pourtant il ne baissa pas la tête. Il avait les yeux fixés sur Rand, et Ingtar s’était retourné. Loial feignit de continuer à lire, mais il avait l’air soucieux et ses oreilles se dressaient en pointes velues.

Perrin s’avisa que lui-même dévisageait aussi Rand. « Eh bien, commenta-t-il à haute voix, il ne s’est pas envolé. Je ne vois pas d’ailes. Peut-être a-t-il des choses plus importantes à nous raconter. » Vérine reporta sur lui son attention, juste un instant. Il réussit à soutenir son regard mais fut le premier à détourner le sien. Une Aes Sedai. Par la Lumière, pourquoi avons-nous été assez bêtes pour suivre une Aes Sedai ? Rand lui adressa un coup d’œil, lui aussi, un coup d’œil reconnaissant, et Perrin lui répondit par un franc sourire. Ce n’était plus le Rand de naguère – il semblait avoir toujours porté ce genre de tunique élégante ; elle n’avait pas l’air déplacée sur lui, à présent – mais il restait le garçon avec qui Perrin avait grandi. Tueur-de-l’Ombre. Quelqu’un que les loups vénèrent. Quelqu’un capable de canaliser.

« D’accord », dit Rand, et il relata les faits avec simplicité.

Perrin s’aperçut qu’il en restait bouche bée : des Pierres Portes, d’autres mondes où le sol semblait bouger, Hurin qui décelait la voie que les Amis du Ténébreux emprunteraient plus tard. Et une belle jeune femme en détresse exactement comme dans un conte de ménestrel.

Mat émit un léger sifflement de surprise. « Et elle vous a ramenés ? Par une de ces… de ces Pierres ? »

Rand hésita une seconde. « Pas possible autrement, reprit-il. Alors vous voyez, voilà comment nous avons eu tant d’avance sur vous. Quand Fain est arrivé, Loial et moi avons réussi à subtiliser le Cor de Valère au cours de la nuit et nous nous sommes rendus à Cairhien parce qu’à mon avis nous ne pourrions pas leur échapper dès qu’ils seraient sur leurs gardes et je savais qu’Ingtar continuerait sa route vers le sud à leur recherche et finirait par aboutir à Cairhien. »

Tueur-de-l’Ombre. Rand le regarda en plissant les paupières et Perrin se rendit compte qu’il avait prononcé le nom à haute voix. Apparemment pas assez fort toutefois pour que quelqu’un d’autre l’entende, car personne ne se tourna vers lui. Il se surprit à vouloir parler des loups à Rand. Je suis au courant pour toi. Ce n’est que juste que tu connaisses aussi mon secret. Mais Vérine était là. Il ne pouvait pas le dévoiler devant elle.

« Intéressant, commenta l’Aes Sedai, l’air pensif. J’aimerais beaucoup rencontrer cette jeune femme. Si elle sait utiliser une Pierre Porte… Même cette appellation n’est pas très connue. » Elle se secoua. « Bah, ce sera pour une autre fois. Une jeune femme de haute taille ne devrait pas être difficile à trouver dans les Maisons de Cairhien. Aah, voilà notre dîner. »

Perrin perçut l’odeur d’agneau avant même que Maîtresse Tiedra arrive en tête d’un cortège portant des plateaux de vivres. L’eau lui monta à la bouche davantage pour cet agneau que pour les pois et les courgettes, les carottes et les choux qui l’accompagnaient, ou pour les pains chauds croustillants. Il appréciait encore la saveur des légumes mais parfois, ces derniers temps, il rêvait de viande rouge. Même pas cuite, en général. C’était déconcertant de se rendre compte qu’il jugeait trop cuites les tranches d’agneau d’un rose délicat que découpait l’aubergiste. Il se servit de tout avec décision. Y compris une double portion d’agneau.

Ce fut un repas silencieux, chacun s’absorbant dans ses réflexions. Perrin trouvait pénible de regarder Mat manger. Il n’avait rien perdu de son appétit robuste, en dépit de la rougeur que la fièvre faisait monter à ses joues, et la façon dont il enfournait les aliments dans sa bouche donnait l’impression qu’il prenait son dernier repas avant de mourir. Perrin tint ses yeux fixés sur son assiette autant que possible et regretta qu’ils aient un jour quitté le Champ d’Emond.

Quand les serveuses eurent débarrassé la table et se furent retirées, Vérine insista pour qu’ils restent ensemble jusqu’au retour de Hurin. « Il apportera peut-être des nouvelles qui nous obligeront à partir aussitôt. »

Mat se remit à ses exercices de jonglerie et Loial à sa lecture. Rand demanda à l’aubergiste s’il y avait d’autres livres et elle lui apporta Les Voyages de Jain Farstrider. Perrin aimait aussi ce livre-là avec ses récits d’aventures chez le Peuple de la Mer et de pérégrinations dans les pays situés au-delà du Désert des Aiels, d’où provenait la soie. Toutefois, il n’avait pas envie de lire ; il installa donc une tablette pour jouer aux mérelles avec Ingtar. Le Shienarien avait un style de jeu audacieux et brillant. Ordinairement, Perrin jouait après mûre réflexion, cédant du terrain à regret, mais cette fois-ci il se retrouva en train de jouer avec autant de témérité qu’Ingtar. La plupart des parties se terminèrent en parties nulles, mais il réussit à en gagner autant qu’Ingtar. Le Shienarien le regardait avec une considération toute neuve en début de soirée quand le Flaireur revint.