Le sourire de Hurin était en même temps triomphant et perplexe. « Je les ai découverts, Seigneur Ingtar, Seigneur Rand. Je les ai traqués jusqu’à leur repaire.
— Leur repaire ? répéta vivement Ingtar. Vous voulez dire qu’ils se cachent quelque part à proximité ?
— Oui, Seigneur Ingtar. Ceux qui ont dérobé le Cor, je les ai suivis tout droit jusque là-bas et l’odeur de Trolloc était répandue partout, mais dans des coins cachés comme s’ils n’osaient pas risquer d’être vus là. Et pas étonnant. » Le Flaireur respira à fond. « C’est le grand manoir que le Seigneur Barthanes a juste fini de faire construire.
— Le Seigneur Barthanes ! s’exclama Ingtar. Mais il… il est… il est…
— On compte des Amis du Ténébreux parmi les élites comme parmi les humbles, commenta avec calme Vérine. Les puissants donnent leur âme à l’Ombre aussi bien que les humbles. »
Ingtar esquissa une grimace comme si cette pensée lui déplaisait.
« Il y a des sentinelles, poursuivit Hurin. Nous n’y pénétrerons pas avec vingt hommes, non, impossible d’y entrer puis d’en ressortir. Cent le pourraient, mais deux cents vaudrait mieux. Voilà ce que j’en pense, mon Seigneur.
— Et le Roi ? suggéra Mat avec autorité. Si ce Barthanes est un Ami du Ténébreux, le Roi nous viendra en aide.
— Galldrian Riatin prendrait des mesures contre Barthanes Damodred, j’en suis certaine, sur la simple rumeur que Barthanes est un Ami du Ténébreux, répliqua Vérine d’un ton sarcastique, et qu’il se réjouirait d’en avoir le prétexte. Je suis certaine aussi que Galldrian ne lâcherait jamais le Cor de Valère une fois qu’il le tiendrait. Il le sortirait les jours de fête pour le montrer au peuple et proclamer combien est fort et superbe le Cairhien, et personne ne verrait jamais le Cor autrement. »
D’émotion, Perrin cligna des paupières. « Mais le Cor de Valère doit être là quand la Dernière Bataille se livrera. Galldrian ne pourrait pas le garder pour lui.
— Je ne connais pas grand-chose des Cairhienins, lui dit Ingtar, mais j’en ai entendu assez sur Galldrian. Il nous fêterait et nous remercierait pour la gloire que nous aurions apportée au Cairhien. Il nous bourrerait les poches d’or et nous comblerait d’honneurs. Et si nous tentions de partir avec le Cor, il ferait couper nos têtes honorées sans même s’arrêter pour reprendre haleine. »
Perrin se passa la main dans les cheveux. Plus il en apprenait sur les rois, moins il les appréciait.
« Et le poignard ? se hasarda à demander Mat. Ça, il ne s’y intéresserait pas, hein ? » Ingtar lui décocha un regard indigné et il se tortilla avec gêne. « Je sais que le Cor est important, mais je ne vais pas combattre dans l’Ultime Bataille. Ce poignard… »
Vérine posa les mains sur les bras de son fauteuil. « Galldrian ne l’aura pas non plus. Ce qu’il nous faut, c’est un moyen de pénétrer dans la demeure de Barthanes. Si seulement nous réussissons à localiser le Cor, nous imaginerons peut-être aussi un moyen de le récupérer. Oui, Mat, avec le poignard. Dès que l’on saura qu’une Aes Sedai est dans la cité… eh bien, d’habitude j’évite ce genre de chose mais, si je laisse entendre à Tiedra que j’aimerais visiter la nouvelle résidence seigneuriale de Barthanes, j’aurai une invitation d’ici un jour ou deux. Amener avec moi quelques-uns au moins d’entre vous ne devrait pas présenter de difficulté. Qu’y a-t-il, Hurin ? »
Le Flaireur se balançait sur ses talons d’un air anxieux depuis qu’elle avait mentionné l’invitation. « Le Seigneur Rand en a déjà une. Du Seigneur Barthanes. »
Perrin regarda Rand avec stupéfaction et il n’était pas le seul.
Rand sortit de la poche de sa tunique deux parchemins scellés et les tendit sans un mot à l’Aes Sedai.
Ingtar vint jeter un coup d’œil étonné aux sceaux par-dessus l’épaule de Vérine. « Barthanes et… et Galldrian ! Rand, comment les avez-vous obtenues ? Qu’avez-vous donc fait ?
— Rien, répliqua Rand. Je n’ai rien fait. Ils me les ont envoyées, simplement. » Ingtar relâcha longuement son souffle. La bouche de Mat était béante. « Eh oui, ils les ont envoyées de leur propre initiative », dit-il avec calme. Il avait une dignité que Perrin ne se souvenait pas lui avoir déjà vue. Rand regardait l’Aes Sedai et le seigneur du Shienar comme s’il était leur égal.
Perrin secoua la tête. Tu cadres bien avec tes habits. Nous changeons, les uns et les autres.
« Le Seigneur Rand a brûlé tout le reste, annonça Hurin. Chaque jour des invitations arrivaient et chaque jour il les jetait au feu. Sauf celles-ci, bien sûr. Chaque jour, de Maisons chaque fois plus importantes. » Sa voix vibrait de fierté.
« La Roue du Temps nous tisse tous à sa volonté dans le Dessin, déclara Vérine en contemplant les parchemins, mais parfois elle fournit ce qui nous est nécessaire avant que nous sachions que nous allons en avoir besoin. »
D’un geste distrait, elle froissa l’invitation royale en boule qu’elle lança dans l’âtre où elle s’immobilisa, blanche sur les bûches froides. Rompant l’autre sceau avec son pouce, elle lut. « Oui. Oui, celle-ci sera on ne peut plus suffisante.
— Comment puis-je y aller ? objecta Rand. Ils se rendront compte que je ne suis pas un seigneur. Je suis un berger et un fermier. » Ingtar eut un air sceptique. « Mais si, Ingtar. Je vous l’ai dit. » Ingtar haussa les épaules ; il n’était toujours pas convaincu. Hurin regardait Rand avec une expression de parfaite incrédulité.
Que je brûle, songea Perrin, si je ne le connaissais pas, je ne le croirais pas non plus. Mat observait Rand, la tête inclinée sur le côté, fronçant les sourcils comme s’il contemplait quelque chose qu’il voyait pour la première fois. Il s’en aperçoit aussi, à présent. Perrin intervint : « Tu le peux, Rand. Tu en es capable.
— Cela facilitera les choses, reprit Vérine, si vous ne clamez pas à tous les échos ce que vous n’êtes pas. Les gens voient ce qu’ils s’attendent à voir. À part cela, regardez-les en face et parlez avec assurance. Comme vous m’avez parlé », ajouta-t-elle avec une pointe de malice et les joues de Rand s’empourprèrent, mais il ne baissa pas les yeux. « Peu importe ce que vous dites. On attribuera ce qui serait déplacé à votre origine étrangère. Ce serait également utile que vous vous rappeliez la façon dont vous vous êtes comporté devant l’Amyrlin. Si vous vous montrez aussi arrogant, on vous prendra pour un seigneur, seriez-vous vêtu de loques. »
Mat ricana sous cape.
Rand céda. « D’accord. J’irai. Mais je suis toujours persuadé qu’on me démasquera cinq minutes après que j’aurai ouvert la bouche. Quand ?
— Barthanes vous a proposé cinq dates différentes et il y en a une qui est demain soir.
— Demain ! s’exclama Ingtar avec la violence d’une explosion. D’ici demain soir, le Cor risque d’être à vingt lieues en aval ou… »
Vérine lui coupa la parole. « Uno et vos soldats peuvent surveiller le manoir. Si on essaie d’emporter le Cor, nous pouvons aisément suivre et peut-être le récupérer plus facilement qu’à l’intérieur de la propriété de Barthanes.
— Peut-être que oui, acquiesça Ingtar de mauvaise grâce. J’avoue que je n’aime pas attendre, maintenant que le Cor est presque à ma portée. Je veux l’avoir. Il me le faut ! Il me le faut ! »
Hurin le regarda avec stupeur. « Mais, Seigneur Ingtar, ce n’est pas ainsi que cela se passe. Ce qui arrive arrive et ce qui doit arriver arrivera… » Le regard furieux d’Ingtar le fit s’interrompre, mais il n’en reprit pas moins dans un murmure : « Cela ne sert à rien de prétendre qu’il faut. »
Ingtar s’adressa de nouveau à Vérine d’un ton guindé. « Vérine Sedai, les Cairhienins sont très stricts en ce qui concerne leur protocole. Si Rand n’envoie pas de réponse, Barthanes peut se sentir tellement insulté qu’il ne nous laissera pas entrer, même avec ce parchemin entre nos mains. D’autre part, si Rand répond… eh bien, Fain au moins le connaît. Nous risquons de les avertir de nous tendre un piège.