— Nous les prendrons par surprise. » Le bref sourire de Vérine n’était pas plaisant. « Par ailleurs, je pense que Barthanes voudra de toute façon voir Rand. Ami du Ténébreux ou non, je doute qu’il ait abandonné ses visées sur le trône. Rand, il écrit que vous vous êtes intéressé à l’un des projets du Roi, mais il ne précise pas lequel. Qu’entend-il par là ?
— Je ne sais pas, dit Rand avec lenteur. Je n’ai strictement rien fait depuis mon arrivée. Attendez. Peut-être est-ce une allusion à la statue. Nous avons traversé un village où l’on dégageait de la terre une statue énorme. Datant de l’Ère des Légendes, paraît-il. Le Roi a l’intention de la transporter à Cairhien, quoique j’ignore comment il peut déplacer une masse pareille. Mais je me suis simplement contenté de demander ce que c’était.
— Nous sommes passés devant dans la journée, sans nous arrêter pour poser de questions. » Vérine laissa l’invitation choir dans son giron. « Imprudent, peut-être, de la part de Galldrian d’exhumer ça. Non pas qu’il y ait réellement du danger, mais ce n’est jamais sage de toucher à des choses appartenant à l’Ère des Légendes quand on ignore ce qu’on a entre les mains.
— Qu’est-ce que c’est ? dit Rand.
— Un sa’angreal. » Elle répondait comme si cela n’avait pas vraiment une grande importance, mais Perrin eut soudain conscience que les deux avaient entamé une conversation personnelle, abordant des sujets hermétiques pour tout autre. « Celui-ci appartient à une paire, ce sont les deux plus grands sa’angreals jamais fabriqués que nous connaissions. Et une paire curieuse, d’ailleurs. L’un d’eux, toujours enfoui sur l’île de Tremalking, n’est utilisable que par une femme, celui-ci que par un homme. Ils ont été créés au cours de la Guerre des Pouvoirs, comme arme mais, s’il y a quelque chose dont on puisse se féliciter à propos de la fin de cette Ère ou de la Destruction du Monde, c’est que tout a été fini avant qu’ils aient eu le temps de servir. Réunis, ils auraient aisément assez de puissance pour détruire de nouveau le Monde, de façon pire encore même que lors de la première Destruction. »
Les mains de Perrin devinrent comme des nœuds serrés. Il évita de regarder ouvertement Rand mais, même du coin de l’œil, il discernait une blancheur autour de sa bouche. Il en conclut que Rand ressentait probablement de la peur et il ne l’en blâma nullement.
Ingtar avait l’air bouleversé, ce qui se comprenait. « Cette chose devrait être enfouie de nouveau et aussi profondément qu’il est possible d’entasser de la terre et des cailloux par-dessus. Que serait-il arrivé si Logain l’avait découvert ? Ou n’importe quel malheureux capable de canaliser, pour ne rien dire de quelqu’un qui se proclamerait le Dragon Réincarné.
Vérine Sedai, il vous faut avertir Galldrian de ce qu’il risque.
— Quoi donc ? Oh, ce n’est pas nécessaire, je pense. Les deux doivent être utilisés en même temps pour obtenir le Pouvoir qui suffise à la Destruction du Monde – c’était ainsi que cela fonctionnait à l’Ère des Légendes ; un homme et une femme agissant ensemble étaient dix fois plus forts que séparément – et quelle Aes Sedai voudrait aujourd’hui aider un homme à canaliser ? Un sa’angreal par lui-même possède de la puissance, mais je ne vois que peu de femmes assez fortes pour survivre au Pouvoir affluant par celui de Tremalking. L’Amyrlin, bien sûr. Moiraine… et Élaida. Peut-être une ou deux autres. Et trois qui sont encore en apprentissage. Quant à Logain, il aurait eu besoin de toute sa force simplement pour éviter d’être réduit en cendres, sans rien qui reste pour réaliser quoi que ce soit. Non, Ingtar, je ne crois pas que vous ayez à vous inquiéter. Du moins pas tant que le vrai Dragon Réincarné ne s’est pas déclaré, et alors nous aurons suffisamment de quoi nous tracasser. Préoccupons-nous maintenant de la façon dont nous allons agir quand nous serons dans le manoir de Barthanes. »
Elle s’adressait à Rand, Perrin le devina et, dans l’expression de malaise qui se lisait dans le regard de Mat, ce dernier aussi. Même Loial s’agitait nerveusement dans son fauteuil. Oh, par la Lumière, Rand, songea Perrin. Par la Lumière, ne la laisse pas te manipuler.
Les mains de Rand se pressaient si fortement contre le dessus de la table que leurs jointures avaient blanchi, mais sa voix était ferme. Ses yeux ne se détournèrent pas une seconde de l’Aes Sedai. « D’abord, nous devons récupérer le Cor, ainsi que le poignard. Ensuite, ce sera fini, Vérine. Alors ce sera fini. »
À voir le sourire de Vérine, à peine esquissé, mystérieux, Perrin sentit un frisson le parcourir. Il avait l’intuition que Rand ne connaissait que la moitié de ce qu’il croyait savoir. Pas même la moitié.
32
Au péril des paroles
Tel un énorme crapaud accroupi dans la nuit, la résidence du Seigneur Barthanes se déployait sur autant de terrain qu’une forteresse avec ses hauts murs et ses dépendances. Elle n’avait cependant rien de la forteresse avec sa multitude de grandes fenêtres, ses lumières et les bruits de rires et de musique qui en jaillissaient, ce qui n’empêcha pas que Rand vit des gardes se déplacer en haut des tours et le long des chemins de ronde en bordure des toits, et aucune des fenêtres n’était à proximité du sol. Il descendit du Rouge, lissa sa tunique et rajusta son ceinturon. Les autres mirent pied à terre autour de lui, au bas d’un vaste perron en pierre blanche qui s’élevait jusqu’au portail à larges vantaux abondamment sculptés de cette demeure seigneuriale.
Dix guerriers du Shienar sous la conduite d’Uno formaient leur escorte. Le borgne échangea de brefs mouvements de tête avec Ingtar avant d’emmener ses hommes rejoindre les autres escortes, à l’endroit où de l’aie était distribuée et où un bœuf entier rôtissait sur une broche devant un feu ardent.
Les dix autres guerriers avaient été laissés dans leur logement, ainsi que Perrin. Chacun devait se trouver là dans un but bien défini, avait déclaré Vérine, et Perrin n’avait pas de tâche à remplir ce soir-là. Une escorte était nécessaire pour préserver leur dignité aux yeux des Cairhienins, mais plus de dix hommes d’escorte auraient suscité des soupçons. Rand était là parce qu’il avait reçu l’invitation. Ingtar était venu pour ajouter le prestige de son titre, tandis que la présence de Loial se justifiait parce que les Ogiers étaient très recherchés dans les hautes sphères de la noblesse cairhienine. Hurin assumait le rôle de valet d’Ingtar. Son but réel était de détecter les Amis du Ténébreux et les Trollocs s’il le pouvait ; le Cor de Valère ne devait pas être loin d’eux. Mat, qui continuait à en récriminer, devait passer pour le serviteur de Rand, étant donné qu’il pouvait déceler la présence du poignard quand il en était à proximité. Si Hurin n’y parvenait pas, peut-être lui réussirait-il à repérer les Amis du Ténébreux.
Quand Rand demanda à Vérine la raison de sa présence, elle se contenta de sourire et de répondre : « Pour vous éviter à vous autres de vous attirer des ennuis. »
Tandis qu’ils montaient les marches du perron, Mat grommela entre ses dents : « Je ne comprends toujours pas pourquoi je dois faire semblant d’être un domestique. » Lui et Hurin suivaient les autres. « Que je brûle, si Rand peut jouer les seigneurs, moi aussi je suis capable d’enfiler une belle tunique.
— Un domestique, expliqua Vérine sans se retourner, peut aller dans de nombreux endroits inaccessibles à quelqu’un d’autre, et bien des nobles ne le voient même pas. Vous et Hurin avez une tâche à remplir.