— Taisez-vous à présent, Mat, dit à son tour Ingtar, à moins que vous ne vouliez nous trahir. » Ils approchaient du portail, où une demi-douzaine de gardes se tenaient, l’Arbre et la Couronne de la Maison de Damodred blasonnés sur la poitrine, et un nombre égal d’hommes en livrée vert sombre avec Arbre et Couronne sur la manche.
Rand respira à fond et présenta l’invitation. « Je suis le Seigneur Rand de la Maison d’al’Thor, débita-t-il tout d’une traite pour en finir plus vite. Et voici mes compagnons. Vérine Aes Sedai de l’Ajah Brune. Le Seigneur Ingtar de la Maison de Shinowa, originaire du Shienar. Loial, fils d’Arent fils de Halan, du Stedding Shangtai. » Loial aurait préféré que son stedding ne soit pas mentionné, mais Vérine avait affirmé qu’ils ne devaient négliger aucun détail d’étiquette les concernant.
Le serviteur qui avait tendu la main pour prendre l’invitation avec un salut machinal sursauta légèrement à l’énoncé de chaque nom supplémentaire ; ses yeux s’exorbitèrent en entendant celui de Vérine. D’une voix étranglée, il dit : « Soyez les bienvenus dans la Maison de Damodred, mes Seigneurs. Bienvenue, Aes Sedai. Bienvenu, Ami Ogier. » Il fit signe aux autres serviteurs d’ouvrir le portail à deux battants et s’inclina pendant que Rand et les autres pénétraient à l’intérieur, où il transmit précipitamment l’invitation à un autre homme en livrée tout en lui chuchotant à l’oreille.
L’emblème de l’Arbre et la Couronne figurait en grand sur le devant de la cotte verte de ce dernier. « Aes Sedai », dit-il en maniant la longue hampe de sa masse dans un salut et s’inclinant au point que sa tête descendait presque à la hauteur de ses genoux devant chacun d’eux tour à tour. « Mes Seigneurs. Ami Ogier. Je m’appelle Ashin. Veuillez me suivre. »
Le hall d’entrée ne contenait que des serviteurs, mais Ashin les conduisit dans une vaste salle bondée de nobles, à un bout de laquelle un jongleur exécutait son numéro tandis qu’à l’autre opéraient des tombeurs. Des voix et de la musique venant d’ailleurs indiquaient que ce n’étaient pas les seuls invités ni les uniques divertissements. Les nobles se tenaient par groupe de deux ou trois et quatre, parfois hommes et femmes ensemble, parfois seulement rien que les uns ou les autres, toujours gardant avec soin leur distance avec chaque groupe afin que ce qui se disait ne puisse s’entendre. Les invités portaient les couleurs sombres du Cairhien, chacun avec des bandes de teinte vive au moins jusqu’à moitié du buste, et quelques-uns jusqu’à la taille. Les femmes avaient les cheveux relevés en échafaudage de boucles compliqué pareil à une tour, chacune dans un style différent, et leurs jupes sombres étaient si larges qu’elles devaient sûrement s’avancer de profil pour franchir le seuil de portes plus étroites que l’entrée du manoir. Aucun des hommes n’avait la tête rasée des soldats – ils étaient tous coiffés de toques de velours foncé sur de longues chevelures, certaines plates et d’autres en forme de cloche – et, comme pour les femmes, des manchettes de dentelle couleur vieil ivoire leur dissimulaient presque les mains.
Ashin frappa le sol de sa masse et les annonça d’une voix de stentor, Vérine en premier.
Ils attirèrent tous les regards. Vérine avait son châle à franges brunes, brodé de sarments de vigne ; l’annonce de l’arrivée d’une Aes Sedai suscita un murmure parmi les seigneurs et les dames et déstabilisa le jongleur qui laissa choir un de ses anneaux, mais personne ne le regardait plus. Loial fut gratifié de presque autant d’attention avant même qu’Ashin prononce son nom. En dépit des broderies d’argent sur le col et les manches, le noir de la tunique de Rand que rien d’autre n’éclairait lui donnait un aspect quasiment sévère en comparaison des Cairhienins, et son épée comme celle d’Ingtar draina bien des curiosités. Aucun des seigneurs ne semblait armé. Rand entendit plus d’une fois les mots « une lame estampillée d’un héron ». Quelques-uns des coups d’œil qu’il reçut étaient dépourvus d’aménité ; ils devaient, soupçonna-t-il, venir de gens qu’il avait insultés en brûlant leur invitation.
Un bel homme svelte approcha. Il avait de longs cheveux grisonnants, et des bandes de multiples teintes barraient le devant de sa cotte gris intense, depuis le col presque jusqu’à l’ourlet juste au-dessus de ses genoux. Il était extrêmement grand pour un Cairhienin, pas plus d’une demi-tête de moins que Rand et il avait une façon de se tenir qui lui donnait l’apparence d’être encore plus grand, avec le menton relevé de sorte qu’il avait l’air de considérer tous les autres de haut. Ses yeux étaient des cailloux noirs. Néanmoins, il dévisageait Vérine avec méfiance.
« Votre présence m’honore grandement, Aes Sedai. » La voix de Barthanes Damodred était grave et assurée. Son regard parcourut les autres. « Je ne m’attendais pas à une compagnie aussi distinguée. Seigneur Ingtar. Ami Ogier. » Son salut à l’adresse de chacun n’était guère plus qu’un hochement de tête. Barthanes connaissait avec précision sa puissance. « Et vous, mon jeune Seigneur Rand. Vous avez provoqué beaucoup de commentaires dans la cité et dans les Maisons. Peut-être aurons-nous une occasion de nous entretenir ce soir. » Le ton de Barthanes impliquait qu’il se moquait éperdument que l’occasion ne se présente jamais, qu’il n’avait été incité à aucun commentaire, néanmoins ses yeux se détournèrent une fraction de seconde vers Ingtar et Loial et vers Vérine avant qu’il les braque de nouveau sur Rand. « Soyez les bienvenus. » Il se laissa entraîner par une belle femme qui posa sur son bras une main surchargée de bagues enfouies dans des dentelles, mais son regard revint vers Rand tandis qu’il s’éloignait.
Le bourdonnement des conversations reprit et le jongleur lança ses anneaux dans un ovale étroit qui monta presque jusqu’au plafond décoré de moulures en plâtre, à quatre bonnes hauteurs d’homme. Les acrobates ne s’étaient pas arrêtés ; une femme appuyée sur les mains renversées en coupe d’un de ses partenaires bondit et sa peau huilée brilla dans la clarté de cent lampes quand elle tourna sur elle-même en l’air et atterrit debout, ses pieds reposant sur les mains d’un homme qui était déjà perché sur les épaules d’un autre. Il la souleva à bras tendus tandis que son porteur en faisait autant pour lui et la jeune femme ouvrit les bras dans un geste qui sollicitait les applaudissements. Aucun Cairhienin ne parut s’y intéresser.
Vérine et Ingtar se mêlèrent à la foule. Le Shienarien reçut quelques coups d’œil méfiants ; certains contemplaient l’Aes Sedai avec émerveillement, d’autres avec la mine inquiète et rembrunie de qui découvre un loup dévorant à portée de la main. Parmi ces derniers, il y avait plus d’hommes que de femmes, et quelques-unes des femmes lui adressèrent la parole.
Rand s’aperçut que Mat et Hurin avaient déjà disparu en direction de la cuisine, où tous les serviteurs venus avec les invités devaient être rassemblés en attendant qu’on les appelle. Rand espéra qu’ils n’auraient pas de mal à s’esquiver.
Loial se pencha à son oreille pour n’être entendu que de lui. « Rand, il y a une Porte de Voie pas loin d’ici. Je la sens.
— Vous voulez dire qu’un bosquet ogier poussait ici ? » répliqua Rand dans un murmure, et Loial hocha la tête.
« Le Stedding Tsofu n’avait pas été retrouvé quand il a été planté, sinon les Ogiers qui ont aidé à bâtir Al’cair’rahienallen n’auraient pas eu besoin d’un bosquet pour leur rappeler le stedding. Tout ici était une forêt quand je suis passé la première fois par Cairhien et appartenait au Roi.