Puis il arriva dans une nouvelle salle et à l’autre bout le ménestrel qui pinçait distraitement sa harpe en récitant un épisode de La Grande Quête du Cor était Thom Merrilin. Thom n’eut pas l’air de le voir, bien que son regard eût passé sur lui deux fois. Apparemment, Thom avait parlé sérieusement. Une rupture complète.
Rand s’apprêtait à aller ailleurs quand une femme s’approcha avec aisance et posa sur la poitrine de Rand une main dont la manchette de dentelle se rabattit en arrière, découvrant un poignet délicat. Sa tête ne lui arrivait pas jusqu’à l’épaule, mais son échafaudage de boucles atteignit sans peine la hauteur des yeux de Rand. Le col droit de sa robe repoussait sous son menton une fraise de dentelle et des bandes couvraient le devant de sa robe bleu foncé sous ses seins. « Je suis Alaine Chuliandred et vous êtes le célèbre Rand al’Thor. Dans sa propre demeure, je suppose que Barthanes a le droit de vous parler le premier, mais nous sommes tous fascinés par ce que nous avons appris sur vous. J’ai même entendu dire que vous jouez de la flûte. Se peut-il que ce soit vrai ?
— Effectivement, je joue de la flûte. » Comment a-t-elle… ? Caldevwin. Par la Lumière, tout le monde est au courant de tout dans Cairhien. « Si vous voulez bien m’excuser…
— Je savais que des seigneurs étrangers faisaient de la musique, mais je ne l’avais jamais cru. J’aimerais beaucoup vous entendre jouer. Peut-être voudriez-vous bavarder avec moi, d’une chose ou l’autre. Barthanes a paru trouver votre conversation fascinante. Mon mari passe ses journées à déguster le produit de ses vignobles et me laisse bien seule. Il n’est jamais là pour s’entretenir avec moi.
— Il doit vous manquer », répliqua Rand en s’efforçant de contourner la dame et son ample jupe. Elle eut un rire cristallin comme s’il avait dit la chose la plus drôle du monde.
Une autre femme s’approcha d’un pas glissant auprès de la première et une autre main se posa sur sa poitrine. Cette femme avait une robe ornée d’autant de bandes qu’Alaine et elles avaient approximativement le même âge, soit dix bonnes années de plus que lui. « Avez-vous l’intention de le garder pour vous, Alaine ? » Les deux femmes se sourirent des lèvres et se poignardèrent du regard. La seconde adressa son sourire à Rand. « Je suis Belevaere Osiellin. Tous les hommes de l’Andor sont-ils aussi grands ? Et aussi beaux ? »
Il s’éclaircit la gorge. « Ah… quelques-uns sont aussi grands. Excusez-moi, mais si vous voulez bien…
— Je vous ai vu vous entretenir avec Barthanes. On dit que vous connaissez aussi Galldrian. Il faut que vous veniez me rendre visite, que nous bavardions. Mon mari est parti inspecter nos terres dans le sud.
— Vous avez la subtilité d’une fille d’auberge », lui décocha Alaine d’une voix sifflante, qui aussitôt après sourit à Rand. « Elle n’a pas d’éducation. Aucun homme ne peut sympathiser avec une femme aux manières si frustes. Apportez votre flûte à mon manoir et nous discuterons. Peut-être m’enseignerez-vous à en jouer ?
— Ce qu’Alaine prend pour de la subtilité n’est que du manque de courage, dit d’un ton charmeur Belevaere. Un homme qui porte une épée ornée d’un héron doit être brave. C’est une lame estampillée au héron, n’est-ce pas ? »
Rand essaya de s’éloigner d’elles à reculons. « Je vous prie de m’excuser, je… » Elles le suivirent pas à pas jusqu’à ce que son dos heurte le mur ; la largeur de leurs jupes réunies formait un autre mur devant lui.
Il sursauta quand une troisième femme s’inséra à côté des deux autres, ses jupes joignant les leurs au mur de ce côté-là. Elle était plus âgée qu’elles mais tout aussi jolie, avec un sourire amusé qui ne diminuait pas l’acuité de son regard. Elle arborait un nombre de bandes de couleur une fois et demie plus grand que celles d’Alaine et de Belevaere ; elles esquissèrent une révérence des plus minimes et dardèrent sur elle des regards mornes et furieux.
« Ces deux araignées essaient-elles de vous engluer dans leur toile ? dit leur aînée en riant. La moitié du temps, elles s’y emberlificotent elles-mêmes encore plus serré que n’importe qui. Venez avec moi, mon beau jeune Andoran et je vous raconterai quelques-uns des ennuis qu’elles vous infligeront. Pour commencer, moi je n’ai pas de mari dont m’inquiéter. Les maris provoquent toujours des ennuis. »
Au-dessus de la tête d’Alaine, Rand aperçut Thom qui se redressait après avoir salué sans qu’on l’ait applaudi ou seulement regardé. Avec une grimace, le ménestrel saisit une coupe sur le plateau d’un serviteur qui en fut abasourdi.
« Je vois quelqu’un à qui je dois parler », déclara Rand aux dames et il s’extirpa du coin où elles l’avaient acculé juste au moment où la dernière arrivée allait lui saisir le bras. Le trio de dames le regarda avec stupeur s’éloigner d’un pas pressé vers le ménestrel.
Thom le dévisagea par-dessus le rebord de sa coupe, puis avala une longue gorgée.
« Thom, je sais que vous avez voulu une rupture complète, mais il fallait que j’échappe à ces femmes. Tout ce qu’elles voulaient, c’est déplorer l’absence de leurs maris, mais elles faisaient déjà allusion à d’autres choses. » Thom s’étrangla avec son vin et Rand lui tapota le dos. « Vous buvez trop vite et on avale toujours de travers dans ces cas-là. Thom, elles s’imaginent que je complote avec Barthanes ou peut-être Galldrian et je ne pense pas qu’elles me croiront quand je leur dirai le contraire. J’avais simplement besoin d’une excuse pour les planter là. »
Thom caressa ses longues moustaches d’un doigt replié et examina les trois femmes à l’autre bout de la salle. Elles étaient toujours ensemble et les observaient, Rand et lui. « Je connais ce trio-là, mon garçon. Breane Taborwin à elle seule te donnerait une éducation que tout homme devrait recevoir au moins une fois dans son existence, s’il réussit à y survivre. Soucieuses à propos de leurs maris ! Par exemple, en voilà une bien bonne, mon garçon. » Soudain son regard devint plus âpre. « Tu m’as dit que tu t’étais débarrassé des Aes Sedai. La moitié des conversations ici ce soir roulent sur le seigneur andoran qui a surgi sans préavis, une Aes Sedai à son côté. Barthanes et Galldrian. Tu as laissé la Tour Blanche te fourrer dans la marmite, cette fois-ci.
— Elle n’est arrivée qu’hier, Thom. Et dès que le Cor sera en sécurité, je serai de nouveau libéré d’elle. J’ai la ferme intention d’y veiller.
— À t’entendre, il n’est pas en sécurité pour le moment, dit Thom avec lenteur. Ce n’est pas ce que tu avais l’air de prétendre avant.
— Des Amis du Ténébreux l’ont volé, Thom. Ils l’ont apporté ici. Barthanes est l’un d’eux. »
Thom paraissait contempler son vin, mais ses yeux dardèrent un regard de-ci de-là pour s’assurer que personne n’était assez proche pour entendre. Il n’y avait que les trois femmes pour les observer du coin de l’œil en feignant de bavarder, mais chaque petit groupe maintenait ses distances par rapport aux autres. Néanmoins, Thom parla dans un murmure. « C’est dangereux à dire si c’est faux et plus dangereux si c’est vrai. Une accusation pareille contre l’homme le plus puissant du royaume… Tu dis qu’il est en possession du Cor ? Je suppose que tu recherches de nouveau mon aide maintenant que tu es encore une fois retombé dans les rets de la Tour Blanche.