— Pour autant que je n’aurai plus à passer pour ton domestique, marmotta Mat. Pour autant que tu ne deviens pas fou et… » Les mots s’étouffèrent dans une crispation de sa bouche.
« Rand n’est pas fou, dit Loial. Les Cairhienins ne l’auraient jamais laissé entrer s’il n’avait pas été un seigneur. Ce sont eux qui sont fous.
— Je ne suis pas fou, lança Rand avec rudesse. Pas encore. Hurin, montrez-moi ce jardin.
— Par ici, Seigneur Rand. »
Ils sortirent dans la nuit par une petite porte sous laquelle Rand dut baisser la tête pour passer ; Loial fut forcé de se courber et de rentrer les épaules. La lumière tombant des fenêtres en flaques jaunes donnait une clarté suffisante pour que Rand distingue des allées pavées de brique entre des parterres de fleurs carrés. La silhouette d’écuries et autres dépendances formait des masses sombres dans le noir, de chaque côté. De temps à autre, des bribes de musique flottaient au-dehors, provenant du quartier des serviteurs, en bas, ou de ceux qui divertissaient leurs maîtres, en haut.
Hurin les conduisit par ces allées, de plus en plus loin si bien que même la faible clarté s’estompa complètement et qu’ils se dirigèrent uniquement au clair de lune, leurs bottes foulant la brique avec un crissement léger. Des buissons qui auraient été éclatants de fleurs au grand jour prenaient maintenant dans l’obscurité l’aspect de bosses étranges. Rand tâta son épée et ne laissa pas ses yeux s’attarder trop longtemps à aucun endroit. Cent Trollocs pouvaient se cacher là sans qu’on les voie. Il savait que dans ce cas Hurin les aurait décelés, mais ce n’était pas d’un grand réconfort. Si Barthanes était un Ami du Ténébreux, alors au moins quelques-uns parmi ses domestiques et ses gardes devaient en être aussi et Hurin n’était pas toujours en mesure de flairer un Ami du Ténébreux. Des Amis du Ténébreux surgissant de la nuit, cela ne vaudrait pas mieux que des Trollocs.
« Là-bas, Seigneur Rand », chuchota Hurin en tendant le bras.
Devant eux, des murs de pierre pas beaucoup plus hauts que la tête de Loial renfermaient un carré d’une cinquantaine de pas de côté. À cause de la pénombre, Rand ne pouvait en jurer, mais il avait l’impression que les jardins s’étendaient au-delà de ces murs. Il se demanda pourquoi Barthanes avait construit un enclos au milieu de son parc. Aucun toit n’apparaissait au-dessus du mur. Pourquoi seraient-ils entrés là et y seraient-ils restés ?
Loial se pencha pour approcher sa bouche de l’oreille de Rand. « Je vous ai dit que c’était ici tout un bosquet ogier, jadis. Rand, la Porte des Voies se trouve à l’intérieur de ces murs. Je la sens. »
Rand entendit Mat pousser un soupir de désespoir. « Nous ne pouvons pas renoncer, Mat, dit-il.
— Je ne renonce pas. J’ai seulement assez d’intelligence pour ne pas vouloir voyager de nouveau par les Voies.
— Nous y serons peut-être obligés, répliqua Rand. Va trouver Ingtar et Vérine. Arrange-toi pour qu’ils soient seuls – peu m’importe comment – et explique-leur qu’à mon avis Fain a emporté le Cor par une Porte des Voies. Veille bien à ce que personne d’autre n’entende. Et souviens-toi de boiter ; tu es censé avoir fait une chute. » Il était étonné que même Fain ait couru le risque des Voies, mais cela semblait la seule explication. Ils ne resteraient pas un jour et une nuit assis là-dedans, sans un toit au-dessus de leurs têtes.
Mat s’inclina dans un profond salut et sa voix était vibrante de sarcasme. « À l’instant, mon Seigneur. Comme mon Seigneur désire. Porterai-je votre étendard, mon Seigneur ? » Il repartit vers le manoir, ses récriminations s’affaiblissant avec la distance. « Il faut que je boite, à présent. La prochaine fois, ce sera le cou cassé ou…
— Il est seulement nerveux à cause du poignard, Rand, dit Loial.
— Je sais », répondit Rand. Mais d’ici combien de temps dira-t-il à quelqu’un qui je suis, sans même en avoir l’intention ? Il ne pouvait pas croire que Mat le trahirait volontairement ; cela au moins subsistait de leur amitié. « Loial, faites-moi la courte échelle pour que je voie par-dessus le mur.
— Rand, si les Amis du Ténébreux sont encore…
— Ils n’y sont pas. Soulevez-moi, Loial. »
Ils se rapprochèrent tous les trois de l’enclos et Loial noua ses mains en étrier pour le pied de Rand. L’Ogier se redressa sans peine en dépit du poids, soulevant Rand juste assez pour que sa tête dépasse le faîte du mur.
Le mince croissant de lune à son déclin ne donnait guère de clarté et presque tout l’emplacement était plongé dans la pénombre, mais il ne semblait y avoir ni fleurs ni arbustes à l’intérieur de ce carré ceint de murs. Seulement un unique banc de marbre blanc, placé comme si un homme s’y asseyait pour contempler ce qui se dressait au milieu de l’enclos telle une énorme pierre levée, un énorme menhir.
Rand empoigna le haut du mur et se hissa. Loial poussa tout bas un ssst et lui saisit le pied, mais il se libéra d’une secousse et roula par-dessus le mur, tombant à l’intérieur. Il y avait de l’herbe rase sous ses pieds ; la pensée lui traversa vaguement l’esprit que Barthanes devait y mettre à paître des moutons, pour le moins. Tandis qu’il contemplait cette dalle sombre – la Porte des Voies – il fut surpris d’entendre des bottes s’enfoncer avec bruit sur le sol à côté de lui.
Hurin se releva en s’époussetant. « Vous devriez être prudent quand vous vous risquez à ça, Seigneur Rand. N’importe qui pourrait se cacher ici. Ou n’importe quoi. »
Il sonda l’obscurité à l’intérieur du courtil, tâtant à sa ceinture comme s’il cherchait son brand – sa courte épée – et son faucard, son casse-épée, qu’il avait dû déposer à l’auberge ; les serviteurs ne circulaient pas armés dans Cairhien. « Quand on saute dans un trou sans regarder, chaque fois on y trouve un serpent.
— Vous les sentiriez, dit Rand.
— Peut-être. » Le Flaireur huma longuement l’air. « Mais je ne sens que ce qu’on a fait, pas ce qu’on a l’intention de faire. »
Un raclement résonna au-dessus de la tête de Rand, puis Loial se laissa glisser du haut du mur. L’Ogier n’eut même pas à déplier complètement les bras pour que ses bottes touchent le sol. « Impétueux, murmura-t-il. Vous autres humains êtes toujours tellement téméraires et vifs. Et maintenant vous m’avez entraîné à me conduire de même. Haman l’Ancien me réprimanderait et ma mère… » L’obscurité occultait son visage, mais Rand était sûr que ses oreilles s’agitaient vigoureusement. « Rand, si vous ne commencez pas à agir avec un peu plus de prudence, vous allez m’entraîner dans des ennuis. »
Rand se dirigea vers la Porte des Voies, tourna tout autour. Même fermée, elle ne semblait rien de plus qu’un épais carré de pierre, plus haut que lui. L’arrière était lisse et frais au toucher – il s’était contenté de l’effleurer rapidement – mais la face avant avait été sculptée par la main d’un artiste. Des plantes grimpantes, des feuilles et des fleurs la couvraient, chacune si admirablement taillée que dans le clair-obscur lunaire elles paraissaient presque réelles. Il tâta l’herbe devant cette face ; le gazon avait été en partie arraché selon un arc tel que ses vantaux devaient en décrire quand ils s’ouvraient.
« Est-ce cela une Porte de Voie ? questionna Hurin d’une voix hésitante. J’en connaissais l’existence, évidemment, mais… » Il huma l’air. « La piste y va tout droit et s’y arrête, Seigneur Rand. Comment allons-nous les suivre, maintenant ? J’ai entendu dire que si on franchit une de ces Portes, on ressort des Voies fou, en admettant même que l’on en ressorte.
— C’est réalisable, Hurin. Je l’ai fait, tout comme Loial, Mat et Perrin. » Rand ne quittait pas des yeux le fouillis de feuilles sur la pierre. Parmi toutes celles sculptées là, une était différente, il le savait. La feuille trilobée du légendaire Avendesora, l’Arbre de Vie. Il posa la main dessus. « Je parie que vous saurez repérer leur piste sur les Voies. Nous pouvons les suivre n’importe où ils iront. » Se prouver à lui-même qu’il était capable de se forcer à franchir une Porte de Voie était une bonne chose. « Je vais vous le démontrer. » Il entendit Hurin pousser un gémissement. La feuille était sculptée dans la pierre de la même façon que les autres, mais elle se détacha dans sa main. Loial gémit, lui aussi.