En un instant, l’illusion de plantes vivantes sembla soudain se transformer en réalité. Des feuilles de pierre parurent frémir sous l’effet d’une brise, des fleurs prendre couleur même dans le noir. Au centre de la masse, une ligne se dessina et les deux parties de la dalle tournèrent lentement vers Rand. Il recula pour les laisser s’ouvrir. Il ne se retrouva pas en train de regarder l’autre côté du courtil carré ceint de murs, mais il ne vit pas non plus le reflet d’argent dont il avait gardé le souvenir. L’espace entre les vantaux qui s’écartaient étaient d’un noir si foncé qu’il donnait l’impression que la nuit autour était plus claire. Ce noir de poix s’infiltrait entre les battants qui continuaient à se mouvoir.
Rand bondit en arrière avec un cri, laissant choir dans sa hâte la feuille d’Avendesora, et Loial s’exclama : « Le Machin Shin. Le Vent Noir. »
Le souffle du vent leur emplit les oreilles ; l’herbe ondula vers les murs de l’enclos, la poussière tourbillonna, aspirée en l’air. Et dans le vent mille voix insensées semblèrent crier, dix mille voix se chevauchant, se recouvrant mutuellement. Rand distingua ce que disaient certaines, bien qu’essayant de ne pas les entendre.
… le sang tellement exquis, le sang si délicieux à boire, le sang qui goutte, goutte, en perles si rouges ; jolis yeux, beaux yeux, je n’ai pas d’yeux, arrache-toi les yeux de la tête ; broie tes os, fends tes os à l’intérieur de ta chair, suce ta moelle tout en criant ; crie, crie, des cris chantants, chante tes cris… Et le pire, un chuchotement qui courait à travers tout le reste comme un fil. Al’Thor. Al’Thor. Al’Thor.
Rand découvrit le vide autour de lui et l’accepta, sans se préoccuper de l’éclat tentateur, repoussant, du saidin présent juste à la limite extérieure de son champ visuel. De tous les dangers encourus sur les Voies le pire était le Vent Noir qui emportait l’âme de ceux qu’il tuait et rendait fous ceux qu’il laissait vivre, mais le Machin Shin faisait partie des Voies ; il ne pouvait les quitter. Or voilà qu’il se répandait dans la nuit et que ce Vent Noir proférait son nom.
La Porte de la Voie n’était pas encore complètement ouverte. Si seulement ils parvenaient à remettre en place la feuille de l’Avendesora… Il vit Loial qui, à quatre pattes, fouillait l’herbe en tâtonnant dans l’obscurité.
Le saidin l’envahit. Il eut l’impression que ses os vibraient, il éprouva l’afflux du Pouvoir Unique, d’une ardeur de braise, d’un froid de glace, se sentit vivre comme jamais il ne l’avait ressenti avant cet afflux, sentit la souillure lisse telle de l’huile… Non ! Et il se cria intérieurement par-delà le vide : Il vient pour toi ! Il va nous tuer tous ! Il précipita la totalité de ce qu’il avait en lui vers le gonflement noir, qui saillait à présent de deux bonnes longueurs de bras d’homme hors de la Porte. Il ne savait pas ce qu’il avait projeté, ni comment, mais au cœur de cette noirceur s’épanouit une fontaine de lumière étincelante.
Le Vent Noir hurla, dix mille cris aigus inarticulés exprimant la souffrance. Lentement, cédant à regret pouce par pouce, la masse diminua ; lentement, l’écoulement s’inversa, réintégrant la Porte encore ouverte.
Le Pouvoir parcourait Rand en torrent. Il percevait le lien entre lui et le saidin, tel un fleuve en crue, entre lui et le pur feu flambant au cœur du Vent Noir, telle une cataracte brûlante. La chaleur en lui fut portée du rouge au blanc puis plus encore, à un miroitement qui aurait fondu la pierre, transformé l’acier en vapeur et fait s’enflammer l’air. Le froid s’accentua au point que le souffle dans ses poumons aurait dû devenir un bloc de glace aussi dur que du métal. Il le perçut qui l’envahissait, perçut la vie qui s’érodait à la manière d’une berge de fleuve en argile tendre, perçut que ce qui constituait son être se désintégrait.
Impossible que je cesse ! S’il parvient à sortir… Il faut que je le tue ! Je… ne… peux… pas… arrêter ! Avec l’énergie du désespoir, il se cramponna à des fragments de son être. Le Pouvoir Unique rugissait à travers lui ; il s’y maintenait comme un copeau de bois dans des rapides. Le vide commença à fondre et à s’écouler ; du néant s’élevèrent les vapeurs d’un froid glacial.
Le mouvement de la Porte s’interrompit – et s’inversa.
Rand regardait avec fascination, persuadé – dans ses pensées diffuses flottant en dehors du vide – qu’il voyait seulement ce qu’il avait envie de voir.
Les vantaux de la Porte se rapprochèrent l’un de l’autre, repoussant en arrière le Machin Shin comme si le Vent Noir avait une consistance ferme. Le brasier rugissait toujours au sein du Vent.
Avec un étonnement vague, détaché, Rand aperçut Loial, toujours à quatre pattes, qui s’éloignait à reculons des battants en train de se refermer.
L’espace entre eux se rétrécit, disparut. Les feuilles et les lianes se fondirent en une surface continue, un mur de pierre.
Rand sentit se briser d’un coup sec le lien entre lui et le feu, s’interrompre la course du Pouvoir en lui. Un moment encore et il aurait été emporté à jamais. Tremblant, il tomba à genoux. Il l’avait encore là en lui. Le saidin. Non plus roulant ses flots mais là, en nappe d’étang. Rand était une nappe du Pouvoir Unique. Il en vibrait. Il percevait l’odeur de l’herbe, de la terre au-dessous, de la pierre des murs. Même dans l’obscurité, il discernait chaque brin d’herbe, séparé et entier, et tous à la fois. Il était sensible au moindre mouvement de l’air sur son visage. Sa langue s’empâta du goût de la souillure ; son estomac se noua et se convulsa.
Il se débattit frénétiquement pour sortir du vide ; toujours agenouillé, sans bouger, il réussit à se libérer. Et alors plus rien ne demeura que le goût fétide disparaissant peu à peu de sa langue, ainsi que les crampes dans son estomac et le souvenir. Et voilà… vivant.
« Vous nous avez sauvés, Bâtisseur. » Hurin se tenait le dos pressé contre le mur du courtil et sa voix était rauque. « Cette chose… c’était le Vent Noir ?… c’était pire que… allait-il précipiter ce feu sur nous ? Seigneur Rand ! Vous a-t-il fait du mal ? Vous a-t-il touché ? » Il accourut comme Rand se redressait, l’aidant à reprendre son équilibre. Loial se relevait aussi, se brossant les mains et les genoux.
« Nous ne suivrons jamais Fain par là. » Rand posa la main sur le bras de Loial. « Merci. Vous nous avez sauvé la vie. » Vous m’avez sauvé, moi au moins. Cela me tuait. Cela me tuait et c’était… merveilleux. Il avala sa salive ; une légère trace du goût fétide lui empâtait toujours la bouche. « J’ai besoin de boire quelque chose.
— J’ai seulement retrouvé la feuille et l’ai remise en place, dit Loial avec un haussement d’épaules. J’avais l’impression que si nous n’arrivions pas à fermer la Porte de la Voie, ce Vent nous tuerait. Ma foi, je ne suis pas un très bon héros, Rand, j’avais tellement peur que c’est à peine si je pouvais réfléchir.