— Arrêtez, ordonna Vérine. Arrêtez ça immédiatement. » Les Aielles ne ralentirent pas l’allure et l’Aes Sedai serra les poings dans sa frustration.
Mat recula pour chausser un de ses étriers. « Je m’en vais, annonça-t-il. Vous m’entendez ? Je ne reste pas pour qu’elles me plantent ces machins dedans et je ne tirerai pas sur une femme !
— Le Pacte ! criait Loial. Rappelez-vous le Pacte ! » Cela n’eut pas plus d’effet que les injonctions de Vérine et d’Erith.
Rand remarqua qu’aussi bien l’Aes Sedai que l’Ogière se tenaient soigneusement à l’écart du chemin pris par les Aielles. Il se demanda si Mat n’avait pas la bonne idée. Il n’était pas certain d’être capable de tuer une femme quand bien même elle s’efforçait de le tuer, lui. Ce qui le décida fut la constatation qu’en admettant qu’il parvienne jusqu’à la selle du Rouge, les Aielles ne se trouvaient plus qu’à une trentaine de pas. Il soupçonnait leurs courtes lances d’être capables de franchir cette distance. Comme les femmes se rapprochaient, toujours ramassées sur elles-mêmes, les lances en arrêt, il cessa de craindre de leur faire du mal et commença à se demander comment les empêcher de lui en faire à lui-même.
Il sollicita nerveusement le vide, qui s’établit. Et la vague conscience que ce n’était que le vide se formula à l’extérieur de ce vide. Le flamboiement du saidin en était absent. Ce manque était encore plus poignant qu’il ne s’en souvenait, plus intense, comme une faim assez forte pour le consumer. Une faim pour davantage ; quelque chose qui était censé être en plus.
Brusquement, un Ogier s’avança à grands pas entre les deux groupes, sa barbe étroite frémissante. « Qu’est-ce que cela signifie ? Relevez vos armes. » Il avait un ton scandalisé. « Pour vous », – son regard furieux engloba Ingtar et Hurin, Rand et Perrin, et n’épargna pas Mat en dépit de ses mains vides – « il y a une certaine excuse mais, quant à vous », – il se tourna avec colère vers les Aielles qui s’étaient arrêtées – « avez-vous oublié le Pacte ? »
Les Aielles découvrirent leur tête et leur visage avec une telle précipitation qu’elles donnaient l’impression d’essayer de prétendre ne s’être jamais voilées. Le visage de la jeune fille était cramoisi et les autres paraissaient décontenancées. L’une des plus âgées, celle dont les cheveux avaient des reflets roux, dit : « Pardonnez-nous, Frère-Arbre. Nous nous souvenons du Pacte, et nous n’aurions pas voulu mettre l’acier au clair, mais nous sommes dans le pays des Tueurs-d’Arbres, où toutes les mains s’élèvent contre nous, et nous avons vu des hommes armés. » Elle avait les yeux gris, Rand s’en aperçut, de la même couleur que les siens.
« Vous êtes dans un stedding, Rhian, répliqua avec douceur l’Ogier. Tout le monde est en sécurité dans le stedding, petite sœur. Il n’y a pas de combat ici, ni de main brandie contre une autre. » Elle hocha la tête, confuse, et l’Ogier examina Ingtar et ses compagnons.
Ingtar remit son épée au fourreau et Rand l’imita, mais pas aussi vite que Hurin qui avait l’air presque autant rempli de confusion que les Aielles. Perrin n’avait jamais dégagé complètement sa hache. Tout en écartant sa main de la poignée de son épée, Rand relâcha aussi sa prise sur le vide, et il frissonna. Le vide disparut, mais en laissant derrière un écho de cette dépossession qui s’estompa lentement en lui et d’une aspiration à quelque chose pour la combler.
L’Ogier se tourna vers Vérine et s’inclina. « Aes Sedai, je suis Juin, fils de Lacel fils de Laude. Je suis là pour vous conduire aux Anciens. Ils aimeraient connaître pourquoi une Aes Sedai se présente parmi nous, avec des hommes armés et l’un de nos propres jeunes. » Loial courba les épaules comme pour tenter de disparaître.
Vérine eut à l’adresse des Aielles un regard qui semblait empreint du regret de ne pas pouvoir s’entretenir avec elles, puis elle fit signe à Juin de montrer le chemin et il l’emmena sans un mot de plus ni même un premier coup d’œil à Loial.
Pendant quelques instants, Rand et les autres restèrent avec gêne face aux trois Aielles. Rand, du moins, se savait mal à l’aise. Ingtar semblait ferme comme un roc, sans plus d’expression qu’un rocher. Quant aux Aielles, si elles s’étaient dévoilées, elles tenaient encore des lances à la main et elles observaient les quatre hommes avec l’air de vouloir tenter de voir jusqu’au tréfonds de leur être. Rand, en particulier, devint la cible d’un nombre croissant de regards furieux. Il entendit la plus jeune marmotter : « Il porte une épée », d’une voix où se mêlaient l’horreur et le mépris. Puis les trois s’en allèrent, s’arrêtant pour récupérer la jatte en bois et jeter un dernier coup d’œil en arrière à Rand et à ses compagnons avant de disparaître au milieu des arbres.
« Des Vierges de la Lance, murmura Ingtar. Je ne m’attendais vraiment pas à ce qu’elles s’arrêtent une fois qu’elles s’étaient voilé le visage. Certainement pas pour quelques mots. » Il se tourna vers Rand et ses deux amis. « Vous auriez dû voir une charge par les Boucliers Rouges ou les Soldats de Pierre. Aussi facile à arrêter qu’une avalanche.
— Elles se sont refusées à rompre le Pacte une fois qu’on le leur a rappelé, dit Erith en souriant. Elles étaient venues chercher du bois chanté. » Une note de fierté vibra dans sa voix. « Nous avons deux Chanteurs-d’Arbre au Stedding Tsofu. Ils sont rares, à présent. J’ai entendu dire que le Stedding Shangtai a un jeune Chanteur-d’Arbre très doué, seulement nous, nous en avons deux. » Loial rougit ; toutefois elle ne parut pas le remarquer. « Si vous voulez bien m’accompagner, je vais vous montrer où vous pourrez attendre jusqu’à ce que les Anciens se soient prononcés. »
Tandis qu’ils la suivaient, Perrin chuchota : « Du bois chanté, mon œil. Ces Aielles cherchent Celui-qui-Vient-avec-l’Aube. »
Et Mat ajouta d’un ton sarcastique : « Elles te cherchent, Rand.
— Moi ? C’est stupide. Qu’est-ce qui vous donne à croire… »
Il s’interrompit comme Erith leur faisait descendre les marches conduisant à une maison couverte de fleurs des champs apparemment réservée aux hôtes humains. Les pièces avaient vingt enjambées d’un mur de pierre à l’autre, avec des plafonds peints à deux bonnes hauteurs d’homme au-dessus du sol, mais les Ogiers s’étaient efforcés au mieux d’installer quelque chose qui soit agréable pour des humains. Même ainsi, le mobilier était un peu trop vaste pour être confortable, les sièges assez hauts pour que les talons d’un homme ne touchent pas le sol, la table dépassant la taille de Rand. Hurin, au moins, aurait pu entrer tout debout dans l’âtre de pierre qui semblait avoir été creusé par l’eau plutôt que taillé de main d’homme. Erith regarda Loial d’un air de doute, mais il balaya du geste ses interrogations et tira un des sièges dans l’angle le moins visible de la porte.
Dès que la jeune Ogière fut sortie, Rand entraîna Mat et Perrin à l’écart. « Elles me cherchaient, qu’est-ce que vous entendez par là ? Pourquoi ? Pour quelle raison ? Elles m’ont regardé en face et sont parties.
— Elles t’ont regardé, dit Mat avec un sourire moqueur, comme si tu ne t’étais pas baigné depuis un mois et avais plongé par-dessus le marché dans un bain désinfectant pour moutons. » Son sourire s’effaça. « Mais c’est bien toi qu’elles cherchaient. Nous avons déjà vu un autre Aiel. »
Rand écouta avec un étonnement grandissant leur récit de la rencontre dans la Dague du Meurtrier-des-Siens. Mat en raconta la plus grande partie, Perrin interposant un mot de temps à autre pour ramener le récit à de plus justes proportions quand Mat l’embellissait trop. Mat montait en épingle le fait que l’Aiel s’était montré dangereux et que la rencontre avait bien failli s’achever en bataille.