« Et comme tu es le seul Aiel que nous connaissons, conclut-il, eh bien, il y avait des chances que ce soit toi. Ingtar dit que les Aiels ne vivent jamais en dehors du Désert, alors tu dois être le seul.
— Je ne trouve pas cela drôle, Mat, grommela Rand. Je ne suis pas un Aiel. » L’Amyrlin a affirmé que tu en étais un. Ingtar le pense. Tam a raconté… Il était malade, fiévreux. Entre eux, l’Aes Sedai et Tam, ils avaient coupé les racines qu’il croyait les siennes, quoique Tam ait été trop mal en point pour savoir ce qu’il disait. Ils l’avaient laissé à la merci d’un souffle de tempête en tranchant ses points d’attache, puis lui avaient offert quelque chose de nouveau à quoi se raccrocher. Faux Dragon, Aiel. Il ne pouvait pas revendiquer cela comme racine. Il ne le voulait pas. « Peut-être ne suis-je de nulle part. Mais la seule patrie que je connaisse, c’est les Deux Rivières.
— Je ne pensais pas à mal, protesta Mat. C’est simplement que… Que je brûle, Ingtar dit que tu en es un. Masema le dit. Urien aurait pu passer pour ton cousin et si Rhian enfilait une robe et prétendait être ta tante, tu le croirais toi aussi. Oh, bon, bon. Ne me regarde pas comme ça, Perrin. S’il veut soutenir qu’il n’en est pas un, d’accord. Quelle différence cela fait-il, d’ailleurs ? » Perrin secoua la tête.
Des jeunes Ogières apportèrent de l’eau et des serviettes pour laver mains et visages, ainsi que du fromage, des fruits et du vin, avec des gobelets d’étain un peu trop grands pour tenir complètement dans la main sans gêne. D’autres Ogières plus âgées vinrent aussi, avec des robes entièrement brodées. Elles arrivèrent une par une, une douzaine au total, pour demander si les humains étaient bien, s’ils n’avaient besoin de rien. Chacune tourna son attention vers Loial juste avant de partir. Il leur répondait avec respect mais aussi avec une concision que Rand ne lui avait jamais connue, se tenant debout serrant contre sa poitrine comme un bouclier un livre aux dimensions ogières, relié avec une couverture en bois, et après leur départ il se blottissait dans son fauteuil, le livre dressé devant son visage. Les livres de cette maison étaient une chose qui n’avait pas été calculée selon les normes humaines.
« Ah, sentez-moi cet air, Seigneur Rand », dit Hurin qui souriait en emplissant ses poumons. Ses pieds pendillaient d’un des sièges autour de la table ; il les balançait comme un gamin. « La plupart des endroits ne m’ont jamais paru sentir mauvais, mais ici… Seigneur Rand, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu une seule tuerie ici. Pas même des blessures, sauf par accident.
— Les steddings sont censés être un asile de paix pour tout le monde », répliqua Rand. Il observait Loial. « C’est ce que l’on raconte, en tout cas. » Il avala une dernière bouchée de fromage blanc et s’approcha de l’Ogier. Mat suivit, un gobelet à la main. « Que se passe-t-il, Loial ? demanda Rand. Vous avez l’air aussi nerveux qu’un chat dans un chenil depuis que nous sommes arrivés ici.
— Oh, rien », répliqua Loial en jetant du coin de l’œil un regard inquiet vers la porte.
« Avez-vous peur qu’on découvre que vous avez quitté le Stedding Shangtai sans l’autorisation de vos Anciens ? »
Loial regarda autour de lui d’un air affolé, les huppes de ses oreilles secouées de vibrations. « Ne dites pas cela, chuchota-t-il d’une voix sibilante. Pas là où quelqu’un peut entendre. Si on découvrait… » Avec un profond soupir, il s’affaissa en arrière dans son fauteuil, ses yeux allant de Rand à Mat. « Je ne sais pas quel est l’usage chez les humains mais, chez les Ogiers… Si une jeune fille voit un garçon qui lui plaît, elle va trouver sa mère. Ou quelquefois la mère voit quelqu’un qu’elle juge acceptable. Dans les deux cas, si elles sont d’accord, la mère de la jeune fille va trouver la mère du garçon et avant d’avoir dit « ouf » le garçon se retrouve avec son mariage tout arrangé.
— Le garçon n’a pas son mot à dire ? questionna Mat d’un ton incrédule.
— Non. Les femmes affirment toujours que nous passerions notre vie mariés aux arbres si elles ne s’en chargeaient pas. » Loial se déplaça sur son siège avec une grimace. « La moitié de nos mariages se concluent entre steddings, des groupes de jeunes Ogiers vont en visite d’un stedding à l’autre afin de voir et d’être vus. Si l’on découvre que je suis à l’Extérieur sans permission, les Anciens décideront presque certainement qu’il me faut une épouse pour me mettre du plomb dans la tête. Je n’aurais pas le temps de me retourner qu’ils auront envoyé un message à ma mère au Stedding Shangtai et elle viendra me marier avant même d’avoir lavé la poussière de son voyage. Elle a toujours dit que j’étais trop irréfléchi et que j’avais besoin d’une épouse. Je crois qu’elle s’était mise en quête quand je suis parti. Quelque femme qu’elle choisisse pour mot… eh bien, aucune ne me laissera aller Au-Dehors avant que j’aie du gris dans ma barbe. Les épouses disent toujours qu’aucun homme ne devrait être autorisé à aller à l’Extérieur avant d’avoir assez mûri pour savoir se conduire avec sagesse. »
Mat partit d’un rire assez bruyant pour que toutes les têtes se retournent mais, devant le geste affolé de Loial, il parla à voix basse. « Chez nous, ce sont les hommes qui choisissent et aucune femme n’empêche un homme d’agir à sa guise. »
Rand fronça les sourcils, en se rappelant qu’Egwene avait commencé à le suivre partout quand ils étaient encore petits l’un et l’autre. C’est alors que Maîtresse al’Vere s’était mise à s’intéresser à lui, bien davantage qu’à n’importe lequel des autres garçons. Par la suite, des jeunes filles dansaient avec lui les jours de fête et d’autres non, et celles qui acceptaient étaient toujours des amies d’Egwene, alors que les autres étaient des jeunes filles qu’Egwene n’aimait pas. Il crut également se rappeler Maîtresse al’Vere prenant Tam à part – et elle se lamentait que Tam n’ait pas d’épouse avec qui elle aurait pu bavarder ! – après quoi Tam et tout le monde s’étaient conduits comme si Egwene et lui étaient fiancés, même s’ils ne s’étaient pas agenouillés devant le Cercle des Femmes pour prononcer la formule sacramentelle. Il n’y avait jamais pensé auparavant sous ce jour ; entre Egwene et lui, les choses avaient paru aller de soi et voilà tout.
« Je crois que nous procédons de la même façon », murmura-t-il et, quand Mat rit, il ajouta : « Te rappelles-tu ton père faisant quoi que ce soit malgré l’opposition de ta mère ? » La bouche de Mat s’ouvrit sur un sourire moqueur, puis ses sourcils se froncèrent d’un air pensif et sa bouche se referma.
Juin descendit les marches qui permettaient d’accéder au niveau du sol. « Voudriez-vous tous m’accompagner, je vous prie ? Les Anciens désirent vous voir. » Il ne regarda pas Loial, n’empêche que Loial faillit laisser échapper son livre.
« Si les Anciens essaient de vous obliger à rester, dit Rand, nous soutiendrons que nous avons besoin de vous.
— Je parie qu’il ne s’agit pas du tout de vous, déclara Mat, péremptoire. Je parie qu’ils vont simplement dire que nous pouvons utiliser la Porte des Voies. » Il se secoua et sa voix baissa encore d’un ton. « Il faut bien en passer par là, n’est-ce pas. » Ce n’était pas une question.
« Rester et se marier ou voyager par les Voies. » Loial eut une grimace désabusée. « La vie n’a vraiment rien de paisible quand on a des Ta’verens pour amis. »