— Nous avons besoin de lui », rétorqua vivement Rand. Sa voix ralentit son rythme devant les regards étonnés que posaient sur lui les Anciens et Vérine, mais il poursuivit néanmoins avec obstination : « Nous avons besoin qu’il nous accompagne et il le désire.
— Loial est un ami », ajouta Perrin, en même temps que Mat déclarait : « Il se tient toujours à sa place et il sait se débrouiller sans jamais rien demander à personne. » Aucun des trois n’avait l’air heureux d’avoir attiré sur eux l’attention des Anciens, mais ils ne bronchèrent pas.
« Existe-t-il une raison empêchant qu’il vienne avec nous ? questionna Ingtar. Comme le dit Mat, il n’est pas un poids mort. Je ne vois pas en quoi nous avons besoin de lui mais, s’il a envie de venir, pourquoi… ?
— Nous avons effectivement besoin de lui, interrompit Vérine d’un ton uni. Rares désormais sont ceux qui connaissent les Voies, mais Loial les a étudiées. Il sait déchiffrer les Indications. »
Alar les dévisagea tour à tour, puis arrêta son regard sur Rand qu’elle se mit à examiner. Elle avait l’air au courant de certaines choses ; tous les Anciens aussi, mais elle davantage encore. « Vérine dit que vous êtes Ta’veren, conclut-elle finalement, et je le sens en vous. Que je le puisse signifie qu’en vérité vous devez être très fortement Ta’veren, car ces Talents-là ne se manifestent jamais avec intensité en nous, si même nous en sommes dotés. Avez-vous entraîné Loial, fils d’Arent fils de Halan, dans la ta’maral’ailen, la Toile que le Dessin tisse autour de vous ?
— Je… je veux simplement trouver le Cor et… » Rand laissa sa phrase inachevée. Alar n’avait pas mentionné le poignard de Mat. Il ne savait pas si Vérine en avait parlé aux Anciens ou s’était abstenue pour une raison quelconque. « C’est mon ami, Très Ancienne.
— Votre ami, répéta Alar. Il est jeune, d’après notre façon de penser. Vous êtes jeune aussi mais Ta’veren. Veillez sur lui et quand le tissage sera terminé faites en sorte qu’il retourne sain et sauf dans ses foyers au Stedding Shangtai.
— Je le ferai », répliqua-t-il. Sa réponse rendait le son d’un engagement, d’une prestation de serment.
« Nous allons donc nous rendre à la Porte des Voies. »
Quand ils ressortirent à l’air libre, Alar et Vérine les premières, Loial se leva précipitamment. Ingtar envoya Hurin chercher en toute hâte Uno et les autres soldats. Loial regarda l’Aînée des Anciens avec circonspection, puis se joignit à Rand en queue de cortège. Les Ogières qui l’avaient détaillé étaient toutes parties. « Les Anciens ont-ils parlé de moi ? A-t-elle… ? » Il jeta un coup d’œil prudent au large dos d’Alar qui ordonnait à Juin d’amener leurs chevaux. Elle se mit en route avec Vérine, penchant la tête pour s’entretenir avec elle à voix basse, alors que Juin continuait à s’incliner avant d’aller obtempérer.
« Elle a ordonné à Rand de prendre soin de vous et de veiller à ce que vous rentriez chez vous aussi sain et sauf qu’un nourrisson, déclara Mat à Loial d’un ton morose tandis qu’ils emboîtaient le pas aux autres. Je ne comprends pas ce qui vous empêche de rester ici et de vous marier.
— Elle a dit que vous pouviez venir avec nous. » Rand décocha un coup d’œil assassin à Mat, ce qui déclencha chez ce dernier un gloussement de rire sous cape. C’était déconcertant, sortant de ce visage hâve. Loial faisait tournoyer entre ses doigts la tige d’une fleur de cœur-sincère. « Êtes-vous allé cueillir des fleurs ? demanda Rand.
— Erith me l’a donnée. » Loial regarda tourner les pétales dorés. « Elle est vraiment très jolie, même si Mat ne s’en rend pas compte.
— Cela signifie-t-il que vous ne souhaitez finalement pas nous accompagner ? »
Loial eut un sursaut. « Comment ? Oh, non. Je veux dire, si. Je désire aller avec vous. Elle m’a simplement offert une fleur. Rien qu’une fleur. » N’empêche qu’il sortit de sa poche un livre dont il rabattit sur la corolle le plat de dessus. Tout en rangeant le livre, il murmura pour lui-même, à peine assez haut pour que Rand l’entende : « Et elle a dit aussi que j’étais beau garçon. » Mat pouffa, se plia en deux et avança d’un pas trébuchant en se tenant les côtes ; les joues de Loial s’empourprèrent. « Ma foi… c’est elle qui l’a dit. Pas moi. »
Perrin asséna un coup sec de ses jointures sur le haut du crâne de Mat. « Personne n’a jamais dit que Mat était beau. Il est jaloux, voilà tout.
— Ce n’est pas vrai, protesta Mat en se redressant subitement. Neysa Ayellin me trouve beau. Elle me l’a dit plus d’une fois.
— Neysa est-elle jolie ? questionna Loial.
— À voir sa figure, on dirait une chèvre », répliqua Perrin imperturbable. Mat voulut protester avec vigueur et s’en étrangla.
Rand ne put s’empêcher de sourire. Neysa Ayellin était presque aussi jolie qu’Egwene. Et c’était presque comme naguère, presque comme là-bas au village, où l’on se renvoyait raillerie pour raillerie et rien au monde n’était plus important que rire de bon cœur et taquiner l’autre.
Tandis qu’ils traversaient la cité, des Ogiers saluaient l’Aînée des Anciens, s’inclinant ou plongeant dans une révérence, examinant les visiteurs humains avec intérêt. Toutefois, le visage fermé d’Alar empêchait tout le monde de s’arrêter pour lui parler. La seule indication qu’ils étaient sortis de la cité fut l’absence des tertres ; il y avait encore ça et là des Ogiers qui examinaient des arbres ou s’affairaient avec mastic à panser les coupes, scie ou hache aux endroits où les branches étaient mortes et lorsqu’un arbre avait besoin d’un ensoleillement plus grand. Ils s’acquittaient de ces tâches avec tendresse.
Juin les rejoignit, conduisant leurs chevaux, et Hurin arriva en selle avec Uno et les autres guerriers, ainsi que les chevaux de bât, juste avant qu’Alar tende la main en disant : « C’est là-bas. » Les plaisanteries moururent d’elles-mêmes.
Rand éprouva une brève surprise. La Porte des Voies devait se trouver en dehors du stedding – les Voies avaient été commencées avec le Pouvoir Unique ; elles n’auraient pas pu l’être à l’intérieur – mais rien n’indiquait qu’ils avaient franchi la limite du stedding. Puis il se rendit compte qu’il y avait une différence ; le sentiment de perte qu’il avait éprouvé en entrant dans le stedding avait disparu. Ce qui provoqua en lui un frisson d’autre sorte. Le saidin était là de nouveau. Et attendait.
Alar les conduisit au-delà d’un chêne de haute futaie et là, dans une petite clairière, se dressait la grande dalle de la Porte des Voies, dont la face était délicatement sculptée de lianes étroitement entrelacées et de feuillage de cent espèces différentes. Autour de l’orée de la clairière, les Ogiers avaient construit un mur bas coiffé d’un chaperon qui semblait avoir poussé là, car il évoquait un cercle de racines. Son aspect mit Rand mal à l’aise. Il lui fallut un moment pour s’apercevoir que les racines évoquées étaient celles de rosiers sauvages et de ronciers aux longues épines, de sumacs vénéneux et de chênes urticants. Pas les sortes de plantes au milieu desquelles on aimerait à tomber.
L’Aînée des Anciens s’arrêta devant le muret. « Cette enceinte est conçue pour avertir de ne pas s’approcher quiconque viendrait par ici. Non pas que beaucoup d’entre nous le fassent. Pour ma part, je ne la franchirai pas. Par contre, vous le pouvez si vous le désirez. »