« Je ne comprends pas ce que vous dites, commenta Alar d’une voix lente. Les Pierres Portes n’ont pas servi depuis l’Ère des Légendes. Je ne crois pas qu’il existe encore quelqu’un sachant les utiliser.
— L’Ajah brune est au courant de bien des choses, répliqua Vérine sèchement, et je connais comment s’emploient les Pierres. »
L’Aînée des Anciens hocha la tête. « En vérité, la Tour Blanche recèle des merveilles qui dépassent notre imagination. Toutefois, si vous savez utiliser une Pierre Porte, vous n’avez pas besoin de voyager jusqu’à la Dague du Meurtrier-des-Siens. Il y a une Pierre pas loin d’ici.
— La Roue tisse selon son bon vouloir et le Dessin fournit ce qui est nécessaire. » Le visage de Vérine perdit subitement son expression absente. « Conduisez-nous à cette Pierre, dit-elle avec autorité. Nous n’avons déjà perdu que trop de temps. »
37
Ce qui aurait pu être
Alar se détourna de la Porte des Voies et les précéda à une allure d’une majestueuse lenteur, en dépit du fait que Juin était visiblement plus que désireux de mettre de la distance entre lui et ce lieu. Mat, tout au moins, avait l’air plein d’espoir et Hurin était confiant, tandis qu’apparemment Loial redoutait qu’Alar revienne sur sa décision de le laisser partir. Rand marchait sans empressement à côté du Rouge qu’il menait par la bride. Il ne pensait pas que Vérine avait l’intention d’utiliser elle-même la Pierre Porte.
La colonne de pierre grise se dressait près d’un bouleau qui avait près de quinze coudées de haut et six d’épaisseur ; Rand l’aurait qualifié de gros avant d’avoir vu les Grands Arbres. Il n’y avait pas de murette protectrice ici, seulement quelques fleurs qui avaient percé la couche de feuilles décomposées en humus du sol forestier. La Pierre Porte elle-même était rongée par les intempéries, mais les symboles qui la recouvraient étaient encore assez nets pour être repérés.
Les cavaliers du Shienar se déployèrent plus ou moins en cercle autour de la Pierre et de ceux qui étaient à pied.
« Nous l’avons relevée quand nous l’avons découverte, il y a de nombreuses années, expliqua Alar, mais nous ne l’avons pas replantée ailleurs. Elle… donnait l’impression de… s’opposer à tout déplacement. » Alar marcha droit à la colonne et posa sa vaste main sur la Pierre. « Je l’ai toujours considérée comme un symbole de ce qui a été perdu, de ce qui a été oublié. Pendant l’Ère des Légendes, on pouvait l’étudier et la comprendre jusqu’à un certain point. Pour nous, ce n’est que de la pierre.
— Plus que cela, j’espère. » La voix de Vérine prit un accent plus énergique. « Très Ancienne, je vous remercie de votre aide. Pardonnez-nous de vous quitter ainsi sans cérémonie, mais la Roue n’attend personne. Du moins ne troublerons-nous plus la paix de votre stedding.
— Nous avons rappelé de Cairhien les tailleurs de pierre, répliqua Alar, mais nous sommes encore au courant de ce qui se produit dans le monde extérieur. De Faux Dragons. La Grande Quête du Cor. Nous en entendons parler, sans que cela vienne jusqu’à nous. Je ne crois pas que la Tarmon Gai’don nous ignorera ou nous laissera en paix. Adieu, Vérine Sedai. Vous tous, adieu et puissiez-vous être à l’abri dans la paume du Créateur. Juin. » Elle ne s’arrêta que pour lancer un coup d’œil à Loial et un dernier regard d’avertissement à Rand, puis les Ogiers disparurent entre les arbres.
Les selles grincèrent comme les cavaliers changeaient de position. Ingtar passa en revue le cercle qu’ils formaient. « Est-ce nécessaire, Vérine Sedai ? Même si c’est réalisable… Nous ne savons même pas si les Amis du Ténébreux ont réellement emporté le Cor à la Pointe de Toman. Je suis toujours persuadé que je peux obliger Barthanes…
— Si nous n’avons aucune certitude, répliqua Vérine en lui coupant la parole d’un ton paisible, alors la Pointe de Toman est un endroit qui en vaut un autre pour l’y chercher. Plus d’une fois, je vous ai entendu dire que vous chevaucheriez jusqu’au Shayol Ghul si besoin était pour récupérer le Cor. Hésitez-vous maintenant à cause de cela ? » Elle désigna du geste la Pierre sous l’arbre à l’écorce satinée.
Le dos d’Ingtar se raidit. « Je ne recule devant rien. Emmenez-nous à la Pointe de Toman ou emmenez-nous au Shayol Ghul. Si le Cor de Valère se trouve au bout du chemin, je vous suivrai.
— C’est bien, Ingtar. Voyons, Rand, vous avez été transporté par une Pierre Porte plus récemment que moi. Venez. » Elle lui fit signe et il conduisit le Rouge jusqu’à elle près de la Pierre.
« Vous vous êtes déjà servie d’une Pierre Porte ? » Il regarda par-dessus son épaule pour s’assurer que personne n’était assez près pour entendre. « Alors vous n’avez pas l’intention que je m’en charge. » Ses épaules se soulevèrent dans un soupir de soulagement.
Vérine le dévisagea d’un air à demi malicieux. « Je n’ai jamais utilisé de Pierre ; voilà pourquoi votre expérience est plus récente que la mienne. Je connais mes limites. Je serais anéantie avant même de parvenir à canaliser assez de Pouvoir pour agir sur une Pierre Porte. Toutefois, j’ai quelques notions sur elle. Suffisamment pour vous aider, tant soit peu.
— Mais moi je n’en ai aucune. » Tirant son cheval par la bride, il tourna autour de la Pierre pour l’examiner du haut en bas. « La seule chose dont je me souviens, c’est le symbole pour notre monde. Séléné me l’a montré, mais je ne le vois pas ici.
— Bien sûr que non. Pas sur une Pierre qui se trouve dans notre monde ; les symboles sont des éléments permettant d’aller vers un monde. » Elle secoua la tête. « Que ne donnerais-je pas pour m’entretenir avec cette jeune femme dont vous parlez ! Ou mieux, pour mettre la main sur son livre. La croyance générale est qu’aucun exemplaire des Miroirs de la Roue n’a survécu en entier à la Grande Destruction. Sérafelle me répète sans cesse que le nombre de livres que nous croyons perdus, alors qu’ils attendent d’être retrouvés, dépasse de beaucoup ce que je pourrais imaginer. Bah, inutile de se tourmenter pour ce que j’ignore. Par contre, je connais certaines choses. Les symboles sur la partie supérieure de la Pierre figurent des mondes. Pas la totalité des Mondes qui Pourraient Exister, bien sûr. Apparemment, toutes les Pierres ne relient pas à tous les mondes, et les Aes Sedai de l’Ère des Légendes pensaient qu’il y a des mondes possibles qu’aucune Pierre n’atteignait. Ne remarquez-vous rien qui éveille un souvenir ?
— Rien. » S’il découvrait le symbole adéquat, il pourrait l’utiliser pour trouver Fain et le Cor, pour sauver Mat, pour empêcher Fain de nuire au Champ d’Emond. S’il repérait le symbole, il serait obligé d’entrer en contact avec le saidin. Il voulait sauver Mat et barrer la route à Fain, mais il souhaitait ne rien avoir à faire avec le saidin. Il avait peur de canaliser, et il le désirait aussi ardemment qu’un homme affamé un plat de nourriture. « Je ne me rappelle rien. »
Vérine soupira. « Les symboles du bas indiquent des Pierres situées à d’autres endroits. Si vous connaissez la procédure, vous pourriez nous emporter non pas jusqu’à cette même Pierre dans un autre monde mais jusqu’à une autre de là-bas ou même à une d’ici. Cela s’apparente plus ou moins au Voyage, je pense, mais de même que personne ne sait plus comment s’y prendre pour Voyager, personne ne se remémore cette procédure. Dans l’ignorance de la méthode à employer, toute tentative pourrait aisément nous anéantir tous. » Elle désigna deux lignes onduleuses parallèles traversées par un curieux griffonnage, gravées dans le bas de la colonne. « Ceci indique une pierre sur la Pointe de Toman. C’est une des trois Pierres dont je connais le symbole ; la seule des trois que je suis allée voir. Et ce que j’ai appris – après avoir failli être ensevelie sous les neiges dans les Montagnes de la Brume et être gelée en traversant la Plaine d’Almoth – se résume à rien du tout. Jouez-vous aux dés ou aux cartes, Rand al’Thor ?