— Je ne devrais pas te taquiner, reprit Min d’une voix contrite. Pardonne-moi. N’empêche que tu aimes bien le regarder – ne me fais pas ces grimaces – comme presque toutes les femmes de la Tour Blanche qui ne sont pas de l’Ajah Rouge. J’ai aperçu des Aes Sedai dans les cours d’exercice où il s’entraîne, en particulier des Vertes. Venues vérifier où en étaient leurs Liges, à ce qu’elles prétendent, mais je n’en compte pas un aussi grand nombre quand Galad n’est pas là-bas. Même les cuisinières et les servantes sortent pour le voir. »
Les boules s’arrêtèrent net et, pendant un instant, Egwene les fixa des yeux. Elles disparurent. Soudain elle gloussa de rire. « Il est beau, hein ? Même quand il marche il a l’air de danser. » La couleur de ses joues s’accentua. « Je sais que je ne devrais pas le dévorer des yeux, mais je ne peux pas m’en empêcher.
— Moi non plus, répliqua Min, pourtant je sais ce qu’il est.
— Mais si c’est quelqu’un de bien… ?
— Egwene, Galad est d’une telle perfection que tu t’en arracherais les cheveux. Il est prêt à marcher sur le corps de quelqu’un parce qu’il jugerait devoir accomplir une action d’un mérite plus important. Il ne remarquerait même pas qui a été écrasé, parce que toute son attention se concentrerait sur son but mais, s’il s’en apercevait, il s’attendrait à ce que tout le monde comprenne et estime que c’est parfaitement justifié.
— Je suppose que tu as raison », dit Egwene. Elle connaissait la faculté qu’avait Min de dévisager les gens et de déceler toutes sortes de choses à leur sujet ; Min ne disait pas tout ce qu’elle voyait et elle ne voyait pas toujours quelque chose, mais Egwene avait eu assez de preuves pour être convaincue de ses dons.
Elle jeta un coup d’œil à Nynaeve – l’autre jeune femme continuait à aller et venir en parlant entre ses dents – puis elle reprit contact avec la saidar et recommença à jongler.
Min haussa les épaules. « Je peux aussi bien te le dire, je crois. Il n’a même pas remarqué les mines d’Else. Il lui a demandé si à sa connaissance tu ne te promènerais pas par hasard dans le Jardin du Sud après souper, puisque aujourd’hui est un jour de congé. J’en étais navrée pour elle.
— Pauvre Else », murmura Egwene, et les boules de lumière dansèrent plus allègrement au-dessus de ses mains. Min rit.
La porte s’ouvrit bruyamment, rabattue par le vent. Egwene poussa un petit cri et laissa les boules disparaître avant de s’apercevoir que c’était seulement Élayne.
La blonde Fille-Héritière d’Andor referma la porte d’une poussée et suspendit sa cape à une patère. « On me l’a confirmé, dit-elle. Les rumeurs sont exactes. Le Roi Galldrian est mort. C’est bien une guerre de succession. »
Min eut un rire sec. « Une guerre civile. Une guerre de succession. Une quantité de termes ridicules pour la même chose. Cela vous ennuierait que nous n’en discutions pas ? On ne parle que de ça. La guerre au Cairhien. La guerre sur la Pointe de Toman. On a peut-être capturé le faux Dragon dans la Saldaea, mais il y a encore la guerre dans le Tear. La plupart de ces nouvelles-là ne sont que des bruits qui courent, d’ailleurs. Hier, j’ai entendu une des cuisinières raconter qu’on lui avait annoncé qu’Artur Aile-de-Faucon marchait sur Tanchico. Artur Aile-de-Faucon !
— Je croyais que tu ne tenais pas à en discuter, commenta Egwene.
— J’ai vu Logain, dit Élayne. Il était assis sur un banc dans la Cour Intérieure et il pleurait. Il s’est enfui en courant quand il m’a aperçue. Je ne peux m’empêcher d’être désolée pour lui.
— Mieux vaut que ce soit lui qui pleure plutôt que nous autres, Élayne, rétorqua Min.
— Je sais ce qu’il est, répliqua calmement Élayne. Ou plutôt, ce qu’il était. Il ne l’est plus et cela me permet de me sentir peinée pour lui. »
Egwene se laissa retomber lourdement contre le mur. Rand. Logain lui rappelait toujours Rand. Elle n’avait pas rêvé de lui depuis des mois maintenant, tout au moins pas du même genre de rêve que ceux qu’elle avait eus sur La Reine de la Rivière. Anaiya lui faisait encore coucher sur le papier tout ce dont elle rêvait, et l’Aes Sedai y cherchait des signes ou des corrélations avec des événements, mais il n’y avait jamais rien concernant Rand excepté des rêves qui, selon Anaiya, indiquaient qu’il lui manquait. Curieusement, elle avait presque la sensation qu’il n’était plus là, comme s’il avait cessé d’exister en même temps que ses rêves, quelques semaines après son arrivée à la Tour Blanche. Et je suis assise là à m’extasier sur l’élégante démarche de Galad, songea-t-elle amèrement. Rand doit aller bien. S’il avait été capturé et neutralisé, j’en aurais reçu une indication quelconque.
Cette pensée déclencha en elle un frisson, comme cela ne manquait jamais – la pensée que Rand était neutralisé, que, de même que Logain, Rand pleurait et souhaitait la mort.
Élayne s’assit sur le lit à côté d’Egwene, repliant ses pieds sous elle. « Si tu languis après Galad, Egwene, tu n’obtiendras de moi aucune sympathie. Je demanderai à Nynaeve de t’administrer une de ces horribles concoctions dont elle nous rebat perpétuellement les oreilles. » Elle regarda en fronçant les sourcils Nynaeve qui n’avait pas remarqué son entrée. « Qu’a-t-elle donc ? Ne me dis pas qu’elle s’est mise aussi à soupirer après Galad !
— Mieux vaut la laisser tranquille, à mon avis. » Min s’était penchée vers elles deux et avait baissé la voix. « Irella, ce sac d’os d’Acceptée, lui a dit qu’elle n’avait pas plus d’adresse qu’une vache et pas seulement la moitié de son intelligence, alors Nynaeve lui a flanqué une claque. » Élayne fit la grimace. « Tout juste, murmura Min. On l’a traînée illico dans le bureau de Sheriam et depuis elle est invivable. »
Apparemment, Min n’avait pas parlé suffisamment bas, car une sorte de feulement émana de Nynaeve. Soudain la porte se rabattit et un vent de tempête hurla dans la chambre. Il ne souleva pas les couvertures sur le lit d’Egwene, mais Min et le trépied basculèrent et roulèrent contre le mur. Aussitôt, le vent mourut et Nynaeve s’immobilisa avec un air consterné.
Egwene courut à la porte et regarda prudemment dehors. Le soleil de midi desséchait les ultimes traces du déluge de pluie de la nuit précédente. Le balcon encore détrempé entourant la Cour des Novices était désert, la longue rangée de portes des chambres de novices était entièrement close. Les novices qui avaient profité de cette journée de congé pour s’ébattre dans les jardins rattrapaient sans doute leur sommeil. Personne n’avait rien pu voir. Elle referma le battant et reprit sa place à côté d’Élayne tandis que Nynaeve aidait Min à se relever.
« Je suis désolée, Min, dit Nynaeve d’une voix contrainte. Parfois, mon caractère… Je ne vous demande pas de me pardonner, pas pour ceci. » Elle prit une profonde aspiration. « Si vous désirez me signaler à Sheriam, je comprendrai. Je le mérite. »
Egwene aurait préféré ne pas entendre cet aveu ; Nynaeve avait tendance à se montrer irritable en pareille circonstance. À la recherche de quelque chose sur quoi se concentrer, quelque chose par quoi Nynaeve pouvait croire que son attention était absorbée, elle s’avisa qu’elle était de nouveau en contact avec la saidar et elle recommença à jongler avec les boules de lumière. Élayne se joignit aussitôt à elle.
Egwene vit le halo de clarté autour de la Fille-Héritière avant même que trois minuscules boules apparaissent au-dessus de ses mains. Elles se mirent à se lancer ces boules selon des figures de plus en plus compliquées. Parfois une des boules s’éteignait quand l’une ou l’autre des jeunes filles ne parvenait pas en la rattrapant à la maintenir telle, puis elle réapparaissait dans une dimension ou une couleur légèrement altérée.