« Je rends visite à des amies », répliqua Nynaeve d’une voix contrainte. Après un temps, elle ajouta un tardif « Liandrin Sedai ».
« Les Acceptées, elles ne peuvent pas avoir d’amies chez les novices. Ceci, enfant, vous devriez le savoir à présent. Mais c’est aussi bien que je vous trouve ici. Vous et vous » – son doigt se pointa avec autorité vers Élayne et Min – « sortez.
— Je reviendrai tout à l’heure. » Min se leva nonchalamment, démontrant avec ostentation qu’elle n’était nullement pressée d’obéir, et passa avec lenteur devant Liandrin, un sourire moqueur aux lèvres, ce dont cette dernière ne tint aucun compte. Élayne adressa à Egwene et à Nynaeve un coup d’œil inquiet avant de plonger dans une révérence et de s’en aller.
Après qu’Élayne eut fermé la porte derrière elle, Liandrin examina Egwene et Nynaeve. Egwene commença à s’agiter fébrilement sous ce regard scrutateur, mais Nynaeve se tenait raide comme un piquet, seul son teint s’empourprant un peu.
« Vous deux êtes du même village que les garçons qui accompagnaient Moiraine dans son voyage. N’est-ce pas ? dit soudain Liandrin.
— Avez-vous eu des nouvelles de Rand ? » demanda aussitôt Egwene avec empressement. Liandrin haussa un sourcil à son adresse. « Pardonnez-moi, Aes Sedai. Je manque aux bienséances.
— Avez-vous eu de leurs nouvelles ? » répéta Nynaeve d’un ton qui était à la limite de l’impératif. Les Acceptées n’avaient pas de règle interdisant de parler à une Aes Sedai sans y avoir été invitées.
« Vous vous souciez pour eux. C’est bien. Ils sont en danger et vous seriez en mesure de les aider.
— Comment savez-vous qu’ils ont des ennuis ? » Il n’y avait aucun doute cette fois-ci sur l’intonation de Nynaeve ; elle était nettement impérieuse.
Les lèvres en bouton de rose de Liandrin se pincèrent, mais sa voix ne changea pas. « Bien que vous ne soyez pas au courant, Moiraine a envoyé à la Tour Blanche des lettres vous concernant. Moiraine Sedai, elle se tourmente pour vous et vos jeunes… amis. Ces garçons, ils sont en danger. Désirez-vous les aider ou les abandonner à leur sort ?
— Les aider ! » s’écria Egwene en même temps que Nynaeve disait : « Quel genre d’ennuis ? Pourquoi vous soucier, vous, de leur prêter secours ? » Nynaeve jeta un coup d’œil à la frange rouge du châle de Liandrin. « Et je pensais que vous n’aimiez pas Moiraine.
— Ne présumez pas trop, enfant, répliqua Liandrin sèchement. Être une Acceptée n’est pas être une Sœur. Les Acceptées comme les Novices écoutent quand une Sœur parle et exécutent les ordres qu’on leur donne. » Elle respira à fond et poursuivit – sa voix était de nouveau empreinte de froide sérénité, mais des taches blanches de colère déparaient ses joues : « Un jour viendra, j’en suis sûre, où vous servirez une cause et vous apprendrez alors que pour la servir vous êtes obligées d’œuvrer même avec ceux que vous détestez. Je vous affirme que j’ai collaboré avec bien des gens dont je ne voudrais pas partager la chambre en aurais-je le choix. N’accepteriez-vous pas de travailler avec la personne que vous haïssez le plus si cela devait sauver vos amis ? »
Nynaeve hocha la tête à contrecœur. « Mais vous ne nous avez toujours pas expliqué quelle sorte de péril ils courent, Liandrin Sedai.
— Le risque vient du Shayol Ghul. Ils sont pourchassés, comme ils l’avaient été une fois à ce que j’ai compris. Si vous voulez m’accompagner, il sera possible d’éliminer au moins certains dangers. Ne demandez pas comment, car je ne peux vous le dire, mais je vous affirme qu’il en est ainsi.
— Nous irons, Liandrin Sedai, s’exclama Egwene.
— Et où irons-nous ? » demanda Nynaeve. Egwene lui jeta un coup d’œil exaspéré.
« À la Pointe de Toman. »
Egwene en resta bouche bée et Nynaeve marmotta : « Il y a la guerre à la Pointe de Toman. Ce danger a-t-il un rapport quelconque avec les armées d’Artur Aile-de-Faucon ?
— Vous croyez aux rumeurs, enfant ? En admettant même qu’elles soient vraies, est-ce suffisant pour vous arrêter ? Il me semblait que vous appeliez ces jeunes gens des amis. » Une certaine façon dans sa manière de prononcer cette dernière remarque signifiait qu’elle-même n’en ferait jamais autant.
« Nous irons », répéta Egwene. Nynaeve ouvrit de nouveau la bouche, mais Egwene continua sans lui laisser la possibilité de parler : « Nous irons, Nynaeve. Si Rand a besoin de notre aide – et aussi Mat et Perrin – nous devons la leur apporter.
— Ça, je sais, rétorqua Nynaeve, mais ce que j’aimerais connaître, c’est pourquoi nous ? Que sommes-nous en mesure d’accomplir qui soit impossible à Moiraine… ou à vous, Liandrin ? »
La blancheur gagna du terrain sur les joues de Liandrin – Egwene se rendit compte que Nynaeve avait oublié la formule de politesse en s’adressant à l’Aes Sedai – mais ce que Liandrin se contenta de répliquer, c’est : « Vous deux êtes originaires de leur village. D’une certaine façon que je ne comprends pas totalement, vous êtes liées à eux. Voilà tout ce que je peux en dire. Et à plus aucune de vos questions ridicules je ne répondrai. M’accompagnerez-vous par amitié pour eux ? » Elle marqua une pause dans l’attente de leur acquiescement ; une tension visible la quitta quand elles inclinèrent la tête. « Bien. Vous me rejoindrez à l’orée du bosquet ogier situé le plus au nord une heure avant le coucher du soleil, avec vos chevaux et ce dont vous aurez besoin pour le voyage. Ne parlez de ceci à personne.
— Nous ne sommes pas censées quitter le domaine de la Tour sans autorisation, dit lentement Nynaeve.
— Vous avez ma permission. Ne prévenez personne. Absolument personne. L’Ajah Noire hante les couloirs de la Tour Blanche. »
Egwene eut un hoquet de stupeur et en entendit un résonner en écho chez Nynaeve, mais celle-ci se reprit vite. « Je croyais que toutes les Aes Sedai niaient l’existence de… de ça. »
La bouche de Liandrin se pinça dans un rictus sarcastique. « Beaucoup le nient, mais la Tarmon Gai’don approche et le temps s’éloigne où peuvent se soutenir des démentis. L’Ajah Noire, elle est l’opposé de tout ce que représente la Tour Blanche, mais elle existe, enfant. Elle est partout, n’importe quelle femme peut en être, et elle sert le Ténébreux. Si vos amis sont pourchassés par l’Ombre, vous imaginez-vous que l’Ajah Noire vous permettra de rester en vie et libres de leur porter secours ? Ne parlez à personne – absolument personne ! – ou vous risquez de ne pas vivre pour atteindre la Pointe de Toman. Une heure avant le coucher du soleil. Ne me faites pas faux bond. » Sur quoi, elle s’en alla, la porte se rabattant avec fermeté derrière elle.
Egwene s’effondra sur son lit, les mains dans son giron. « Nynaeve, elle est de l’Ajah Rouge. Elle n’est sûrement pas au courant pour Rand. Sinon…
— C’est certain, acquiesça Nynaeve. J’aimerais bien savoir pourquoi une Rouge tient à l’aider. Ou pourquoi elle est désireuse de collaborer avec Moiraine. J’aurais juré qu’aucune d’elles ne donnerait de l’eau à l’autre quand bien même elle mourrait de soif.
— Vous pensez qu’elle ment ?
— C’est une Aes Sedai, répliqua Nynaeve, caustique. Je gagerai ma plus belle épingle d’argent contre une myrtille que chaque mot prononcé par elle est vrai ; mais je me demande si nous avons entendu ce que nous avons cru entendre.
— L’Ajah Noire. » Egwene frissonna. « Il n’y a pas à se méprendre sur ce qu’elle a dit là-dessus, que la Lumière nous assiste.
— Non, pas moyen de s’y tromper, répliqua Nynaeve. Et elle nous a empêchées d’avance de demander conseil parce que, après cela, à qui nous fier ? Que la Lumière nous assiste, en vérité. »