Quand elles furent en selle, Nynaeve s’adressa à nouveau au palefrenier. « On vous a recommandé sans doute de garder ceci secret, et cela n’a pas changé, que nous soyons deux ou deux cents. Au cas où vous croiriez le contraire, pensez à ce que fera Liandrin si vous parlez de ce qu’on vous a ordonné de taire. »
Comme elles sortaient à cheval, Élayne lui lança une pièce de monnaie et murmura : « Pour votre dérangement, mon bon ami. Vous avez bien travaillé. » Au-dehors, elle capta le regard d’Egwene et sourit. « Maman dit qu’un bâton et du miel donnent toujours de meilleurs résultats qu’un bâton tout seul.
— J’espère que nous n’en aurons pas besoin non plus avec les gardes, dit Egwene. J’espère que Liandrin les a prévenus aussi. »
Toutefois, à la Porte de Tarlomen qui s’ouvrait dans le haut rempart sud du domaine de la Tour, il ne fut pas possible de deviner si quelqu’un avait ou non averti les gardes. Ils firent signe aux quatre jeunes femmes de sortir sans autre cérémonie qu’un coup d’œil et un salut de pure forme. Les gardes avaient pour mission de refouler à l’extérieur les gens dangereux ; apparemment, ils n’avaient pas d’ordre pour retenir qui que ce soit à l’intérieur.
Une brise fraîche montant de la rivière leur donna le prétexte de se coiffer du capuchon de leur cape tandis qu’elles traversaient lentement à cheval les rues de la ville. Le tintement des sabots ferrés de leurs montures sur les pavés se noyait dans le murmure de la multitude qui emplissait les rues et dans la musique jaillissant de quelques-uns des bâtiments devant lesquels elles passaient. Les gens habillés de costumes de tous les pays, depuis la mode sombre et sévère du Cairhien jusqu’aux couleurs éclatantes et joyeuses du Peuple Nomade, avec tous les styles entre les deux, s’écartaient devant les cavalières comme les eaux d’un fleuve autour d’un rocher, mais les jeunes femmes n’arrivaient quand même à avancer qu’au pas.
Egwene ne prêtait aucune attention aux tours légendaires avec leurs passerelles aériennes ou aux immeubles qui ressemblaient davantage à des vagues déferlantes, à des falaises sculptées par le vent ou encore à des coquillages fantastiques qu’à quelque chose fait de pierre. Des Aes Sedai se rendaient souvent dans la cité et, au milieu de cette foule, les quatre cavalières risquaient de se retrouver face à face avec une d’elles avant de s’en apercevoir. Après un moment, Egwene se rendit compte que ses compagnes maintenaient un guet aussi précautionneux que le sien ; néanmoins elle ne fut pas qu’un peu soulagée quand apparut le bosquet des Ogiers.
Les Grands Arbres étaient maintenant visibles au-delà des toits, leurs cimes touffues dressées dans les airs à trois cent soixante coudées et davantage. Chênes et ormes, lauréoles et sapins géants semblaient des nains auprès d’eux. Une espèce de muraille entourait le bosquet qui s’étendait aisément sur une bonne lieue, mais ce n’était qu’une série d’arches de pierre s’enroulant en spirale à l’infini, chacune haute de dix-huit coudées et deux fois plus large. À l’extérieur de cette enceinte, il y avait une rue grouillante de charrettes et de passants, alors qu’à l’intérieur c’était en quelque sorte une enclave restée à l’état sauvage. Le bosquet n’avait ni l’aspect domestiqué d’un parc ni la complète imprévisibilité des profondeurs d’une forêt. Il représentait plutôt l’idéal de la nature, comme s’il incarnait les bois parfaits, la plus magnifique forêt qui puisse exister. Des feuilles avaient déjà commencé à changer de couleur et même les petites gerbes d’orange, de jaune et de rouge au milieu du vert paraissaient à Egwene le juste aspect que doit prendre le feuillage en automne.
Un petit nombre de promeneurs déambulaient le long des arcades à l’intérieur et aucun ne se retourna quand les quatre jeunes femmes s’enfoncèrent sous les arbres. La cité fut vite hors de vue, même les bruits qui en émanaient furent assourdis, puis étouffés par les arbres. En l’espace de dix foulées, elles eurent l’impression d’être à des lieues de la ville la plus proche.
« La lisière nord du bosquet, elle a dit, marmonna Nynaeve en jetant un coup d’œil alentour. Il n’y a pas d’endroit plus au nord que… » Elle s’interrompit comme deux chevaux surgissaient d’un taillis de sureau noir – une jument à la robe sombre et luisante portant une cavalière et un cheval de bât chargé légèrement.
La jument noire se cabra, battant l’air de ses sabots, quand Liandrin tira avec rudesse sur sa bride. Le visage de l’Aes Sedai était un vrai masque de furie. « Je vous avais dit de ne prévenir personne ! Personne ! » Egwene remarqua des lanternes fixées à des perches sur le cheval de bât et trouva cela curieux.
« Ce sont des amies… », commença Nynaeve, raidissant l’échine, mais Élayne lui coupa la parole.
« Pardonnez-nous, Liandrin Sedai. Elles ne nous ont pas parlé ; nous l’avons entendu. Nous n’avions pas l’intention d’écouter ce qui ne nous concernait pas, mais nous l’avons surpris involontairement. Et nous souhaitons aussi aider Rand al’Thor. Et les autres garçons, bien sûr », ajouta-t-elle vivement.
Liandrin dévisagea avec attention Élayne et Min. Le soleil de fin du jour, lançant ses rayons obliques à travers les branches, laissait dans l’ombre leurs traits sous la capuche de leurs manteaux. « D’accord, finit-elle par dire sans cesser d’observer les jeunes filles. J’avais pris des dispositions pour qu’on s’occupe de vous mais, puisque vous voici, vous voici. Quatre peuvent accomplir ce trajet aussi bien que deux.
— Des dispositions pour qu’on s’occupe de nous, Liandrin Sedai ? dit Élayne. Je ne comprends pas.
— Enfant, on sait que vous et cette autre êtes amies de ces deux-là. Ne pensez-vous donc pas qu’une fois leur absence découverte il y en aurait qui voudraient vous poser des questions ? Croyez-vous que l’Ajah Noire vous traiterait avec douceur simplement parce que vous êtes l’héritière présomptive d’un trône ? Si vous étiez restée dans la Tour Blanche, vous n’auriez peut-être pas survécu jusqu’à la fin de la nuit. » Ce qui les rendit toutes muettes pendant un instant. Liandrin fit tourner sa jument et ordonna : « Suivez-moi ! »
L’Aes Sedai les conduisit toujours plus profondément dans le bosquet, jusqu’à une haute grille de robuste fer forgé couronné par une haie de fers de lance tranchants comme des rasoirs. Amorçant une légère courbe comme si elle renfermait une vaste superficie, cette grille disparaissait hors de vue parmi les arbres aussi bien à droite qu’à gauche. La grille comportait une porte fermée par une serrure massive. Liandrin l’ouvrit avec une grosse clef qu’elle avait tirée de son manteau, puis la verrouilla de nouveau derrière leur groupe dont elle reprit aussitôt la tête. Un écureuil leur babilla quelque chose depuis une branche au-dessus d’elles et, d’ailleurs, parvint le tambourinement d’un pivert.
« Où allons-nous ? » demanda impérieusement Nynaeve.
Liandrin ne répondit pas et Nynaeve se tourna vers les autres avec irritation : « Pourquoi nous engager toujours plus avant dans ces bois ? Il nous faut franchir un pont ou bien prendre un bateau, si nous voulons quitter Tar Valon, et il n’y a ni pont ni bateau dans…
— Il y a ceci, annonça Liandrin. La grille, elle est là pour éloigner ceux qui risqueraient de s’exposer au danger, mais en ce qui nous concerne aujourd’hui l’urgence nous y oblige. » Ce vers quoi elle esquissait un geste était une épaisse et haute dalle dressée qui semblait être en pierre, avec une face couverte d’entrelacs compliqués de lianes et de feuillages sculptés.