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La gorge d’Egwene se serra ; elle comprit soudain pourquoi Liandrin avait apporté des lanternes et ce qu’elle avait compris ne la réjouissait pas. Elle entendit Nynaeve murmurer : « Une Porte des Voies. » L’une et l’autre ne se rappelaient que trop bien ces Voies.

« Nous l’avons fait une fois, dit-elle pour elle-même autant que pour Nynaeve. Nous pouvons le refaire. » Si Rand et les autres ont besoin de nous, il faut que nous allions les aider. Pas d’autre solution.

« Est-ce que c’est réellement… ? commença Min d’une voix étranglée sans pouvoir achever sa phrase.

— Une Porte des Voies, dit très bas Élayne. J’ignorais que l’on pouvait encore utiliser les Voies. Du moins, je ne pensais pas que s’en servir était autorisé. »

Liandrin avait déjà mis pied à terre et extrait d’entre les sculptures la feuille trilobée d’Avendesora ; comme deux énormes vantaux tissés de lianes vivantes, les battants de la porte s’ouvraient, laissant voir ce qui paraissait un miroir argenté terni renvoyant vaguement leur reflet.

« Vous n’êtes pas obligées de venir, déclara Liandrin. Vous pouvez m’attendre ici, enfermées en sûreté par la grille jusqu’à ce que je vienne vous chercher. Ou peut-être que l’Ajah Noire vous trouvera avant qui que ce soit d’autre. » Son sourire n’avait rien d’agréable. Derrière elle, la Porte des Voies s’était ouverte en grand et s’était immobilisée.

« Je n’ai pas dit que je ne viendrais pas », dit Élayne, mais en attardant son regard sur les bois ombreux.

« Si nous devons y aller, dit à son tour Min d’une voix rauque, eh bien, pas d’hésitation. » Elle contemplait la Porte et Élayne crut l’entendre murmurer : « Que la Lumière vous brûle, Rand al’Thor. »

« Il faut que je passe la dernière, reprit Liandrin. Ouste, vous toutes. J’entrerai après vous. » Elle aussi maintenant scrutait les bois, comme si elle envisageait la possibilité qu’on les ait suivies. « Vite ! Vite ! »

Egwene n’imaginait pas ce que Liandrin s’attendait à voir, mais au cas où des gens surviendraient-ils les empêcheraient probablement de franchir cette Porte. Rand, espèce d’âne bâté, songea-t-elle, pourquoi ne te fourres-tu pas pour une fois dans des ennuis qui ne me forcent pas à agir comme une héroïne de conte ?

Elle enfonça ses talons dans les flancs de Béla et la jument aux poils rudes, rendue nerveuse par un trop long séjour à l’écurie, bondit en avant.

« Doucement ! » cria Nynaeve, mais c’était trop tard.

Egwene et Béla s’élançaient vers leur reflet indistinct ; deux chevaux à la robe épaisse se touchèrent du nez, parurent se fondre l’un dans l’autre. Puis Egwene plongea dans sa propre image avec un choc glaçant. Le temps parut s’étirer, comme si le froid l’envahissait par l’épaisseur d’un cheveu à la fois et que chaque épaisseur demande une minute.

Soudain Béla trébucha dans une obscurité noire comme poix, avançant d’un mouvement si vif que la jument faillit tomber sur la tête. Elle se ressaisit et se redressa toute tremblante tandis qu’Egwene mettait précipitamment pied à terre, tâtant les jambes de la jument dans le noir pour vérifier si elle ne s’était pas blessée. Elle se félicitait presque de la pénombre qui cachait la rougeur montant à ses joues. Elle savait que le temps comme les distances étaient différents de l’autre côté d’une Porte ; elle avait agi sans réfléchir.

Il n’y avait que le noir autour d’elle dans toutes les directions, excepté le rectangle de la Porte ouverte, telle une fenêtre de verre fumé vue de ce côté-ci. Une fenêtre qui ne laissait passer aucune clarté – le noir donnait l’impression de s’appliquer contre elle – mais au travers de cette fenêtre Egwene voyait les autres qui se mouvaient avec une infinie lenteur comme des personnages de cauchemar. Nynaeve tenait à distribuer les lanternes et à les allumer ; Liandrin cédait à son insistance avec mauvaise grâce, apparemment insistant de son côté pour faire vite.

Quand Nynaeve passa la Porte – conduisant sa jument grise avec lenteur, la plus lente des lenteurs – Egwene faillit courir lui sauter au cou, et une partie pour ne pas dire plus de la moitié de cette impulsion était due à la lanterne que tenait Nynaeve. Cette lanterne répandait une nappe de clarté plus petite qu’elle n’aurait dû être – les ténèbres cernaient la lumière dans un effort pour l’obliger à réintégrer la lanterne – mais Egwene sentait peu à peu ces ténèbres l’oppresser à croire qu’elles étaient pesantes. Elle se contenta donc de dire : « Béla n’a rien et je ne me suis pas rompu le cou comme je le méritais. »

Jadis, les Voies avaient été éclairées, avant que la souillure du Pouvoir par lequel elles avaient été créées à l’origine, la souillure du Ténébreux sur le saidin, eût commencé à les corrompre.

Nynaeve lui fourra la perche de la lanterne dans les mains et se tourna pour en tirer une autre de dessous la sangle de sa selle. « Pour autant que tu comprends que tu le mérites, murmura-t-elle, alors tu ne le mérites pas. » Elle eut soudain un petit rire. « Parfois, je me dis que ce sont des sentences de ce genre qui ont créé le titre de Sagesse bien plus que tout le reste. Eh bien, en voici une autre. Romps-toi le cou et je veillerai à le réparer pour que je puisse te le casser à mon tour. »

C’était dit d’un ton léger et Egwene se retrouva en train de rire aussi – jusqu’à ce que s’impose de nouveau à elle l’endroit où elle était. L’amusement de Nynaeve ne dura pas longtemps non plus.

Min et Élayne franchirent la Porte avec hésitation, conduisant leurs chevaux par la bride et portant une lanterne, s’imaginant manifestement qu’elles allaient découvrir pour le moins des monstres aux aguets. D’abord, elles parurent soulagées de ne trouver que l’obscurité, mais l’atmosphère lourde qui s’en dégageait ne tarda pas à les faire passer nerveusement d’un pied sur l’autre. Liandrin remit en place la feuille d’Avendesora et arriva en selle sur sa jument entre les battants qui se refermaient, guidant le cheval de bât.

Liandrin n’attendit pas que la Porte achève de se clore ; elle jeta à Min sans mot dire la longe du cheval de bât et se mit à suivre une ligne blanche, que permettait de distinguer vaguement la lueur de la lanterne, et cette ligne se dirigeait vers les Voies. Le sol semblait être en pierre, rongée et trouée par de l’acide. Egwene se hissa précipitamment sur le dos de Béla, mais elle ne fut pas plus prompte que les autres à s’élancer derrière l’Aes Sedai. On avait l’impression que rien n’existait au monde à part le sol rugueux sous les sabots des chevaux.

La ligne blanche filait droit comme une flèche dans le noir jusqu’à une vaste dalle de pierre couverte d’écriture ogière incrustée d’argent. Les mêmes trous qui criblaient le sol interrompaient par place les inscriptions.

« Un Indicateur », murmura Élayne, qui se retourna sur sa selle pour promener sur les alentours un regard inquiet. « Élaida m’a enseigné quelques notions sur les Voies. Elle n’a pas voulu dire grand-chose. Pas assez, ajouta-t-elle d’un air sombre. Ou peut-être trop. »

Liandrin compara calmement l’Indicateur avec un parchemin qu’elle fourra ensuite dans une poche de son manteau avant qu’Egwene réussisse à voir ce qu’il y avait dessus.

La clarté de leur lanterne était comme tranchée net à une certaine distance au lieu que son rayonnement se dilue dans l’obscurité ambiante, mais suffisait pour qu’Egwene distingue une épaisse balustrade de pierre, rongée entièrement par endroits, quand l’Aes Sedai s’éloigna de l’Indicateur avec elles quatre groupées derrière. Une île, l’avait appelée Élayne ; l’obscurité rendait difficile de juger de ses dimensions, mais Egwene eut l’impression que sa largeur devait avoisiner au maximum un quart de lieue.