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La balustrade s’interrompait au débouché de rampes et de ponts, chacun avec un poteau de pierre à côté où était marquée une seule ligne en caractères ogiers. Les ponts semblaient plonger leur arche dans le néant. Les rampes montaient ou descendaient. Impossible d’apercevoir davantage que l’amorce des uns ou des autres en passant devant.

Liandrin, qui ne s’arrêtait que le temps de donner un coup d’œil aux poteaux de pierre, s’engagea dans une rampe descendante – et il n’y eut bientôt plus que la rampe et l’obscurité. Un silence étouffant pesait sur tout ; Egwene avait le sentiment que même le clic-clac des fers des chevaux sur la pierre inégale ne se répercutait guère au-delà du cercle de lumière.

La rampe descendait de plus en plus bas, tournant en hélice sur elle-même jusqu’à une autre Île, avec ses balustrades rompues par des ponts et des rampes, ses Indicateurs que Liandrin comparait avec son parchemin. L’île paraissait être entièrement en pierre, exactement comme la première. Egwene aurait aimé ne pas avoir la conviction que la première île était directement au-dessus de leurs têtes.

Nynaeve prit soudain la parole, exprimant de façon audible ce que pensait Egwene. Son ton était ferme, mais elle s’arrêta au milieu de sa phrase pour s’éclaircir la gorge.

« C’est… c’est possible », répondit Élayne dans un murmure. Elle leva les yeux en l’air et les rabaissa aussitôt. « Élaida prétend que les lois de la nature ne jouent pas dans les Voies. Du moins pas comme elles s’appliquent à l’extérieur.

— Par la Lumière », marmotta Min qui haussa ensuite la voix. « Combien de temps comptez-vous nous faire rester là-dedans ? »

Les tresses couleur de miel de l’Aes Sedai virevoltèrent quand sa tête pivota pour les regarder. « Jusqu’à ce que je vous en sorte, répliqua-t-elle sèchement. Plus vous me dérangez, plus cela prendra de temps. » Elle se pencha de nouveau pour étudier parchemin et Indicateur.

Egwene et les autres se turent.

Liandrin avançait d’Indicateur en Indicateur, par des rampes et des ponts qui donnaient l’impression de s’élancer sans point d’appui à travers les perpétuelles ténèbres. L’Aes Sedai ne prêtait pratiquement pas attention au reste d’entre elles, et Egwene se surprit à se demander si Liandrin tournerait bride pour aller à sa recherche si l’une d’elles s’était laissée distancer. Les autres pensaient peut-être de même, car elles chevauchaient en groupe serré juste derrière la jument noire.

Egwene se rendit compte avec étonnement qu’elle sentait encore l’attraction de la saidar, à la fois la présence de la moitié féminine de la Vraie Source et le désir d’entrer en contact avec elle, de canaliser son afflux. Elle s’était en quelque sorte imaginé que la souillure de l’Ombre sur les Voies la lui dissimulerait. Elle avait conscience de cette souillure jusqu’à un certain point. À peine perceptible et totalement différente de la saidar, mais Egwene était certaine que tenter d’atteindre ici la Vraie Source serait comme plonger le bras dans de la fumée grasse et fétide pour aller prendre une tasse propre. Quoi qu’elle fasse serait pollué. Pour la première fois depuis des semaines, elle n’eut aucun mal à résister à l’attraction de la saidar.

Au moment de ce qui aurait été le cœur de la nuit dans le monde extérieur aux Voies, sur une Île, Liandrin mit brusquement pied à terre et annonça qu’elles allaient s’arrêter pour dîner et dormir et qu’il y avait des provisions sur le cheval de bât.

« Partagez-les, ordonna-t-elle sans se soucier d’assigner la tâche à l’une ou à l’autre. Il nous faudra facilement presque deux jours pour atteindre la Pointe de Toman. Je ne veux pas que vous arriviez affamées si vous avez été assez stupides pour ne pas avoir pris vous-mêmes de quoi vous nourrir. »

Elle dessella et entrava avec promptitude sa jument mais, ensuite, elle s’assit sur sa selle et attendit que l’une d’elles la serve.

Élayne apporta à Liandrin sa part de galette de seigle et de fromage. L’Aes Sedai avait marqué ouvertement qu’elle ne tenait pas à leur compagnie, aussi les autres mangèrent-elles galette et fromage un peu à l’écart, assises sur leurs selles qu’elles avaient rapprochées. L’obscurité au-delà de leurs lanternes était un piètre piment pour donner du goût à leur repas.

Au bout d’un temps, Egwene demanda : « Liandrin Sedai, que ferons-nous si nous rencontrons le Vent Noir ? » Min forma le mot avec les lèvres sur le mode interrogatif, mais Élayne laissa échapper un petit cri aigu. « Moiraine Sedai dit qu’il ne peut pas être tué, ni même gravement atteint, et je sens ici cette souillure prête à pervertir tout ce que nous pourrions tenter avec le Pouvoir.

— Évitez même de penser à la Source à moins que je ne vous l’ordonne, répliqua sèchement Liandrin. Voyons, si l’une de vous essayait de canaliser ici, dans les Voies, elle risquerait de devenir aussi folle qu’un homme. Vous n’avez pas la formation nécessaire pour maîtriser la corruption des hommes qui ont bâti ces Voies. Si le Vent Noir survient, je m’en occuperai. » Lèvres serrées, elle examina un bout de fromage blanc. « Moiraine n’en connaît pas autant qu’elle l’imagine. » Avec un sourire, elle projeta dans sa bouche le morceau de fromage.

« Je ne la trouve pas sympathique, murmura Egwene, assez bas pour être sûre de n’être pas entendue par l’Aes Sedai.

— Si Moiraine peut œuvrer en collaboration avec elle, répliqua Nynaeve sur le même ton, nous aussi. Non pas que j’aime Moiraine davantage que Liandrin, mais si elles se mêlent encore de la vie de Rand et des autres… » Elle se plongea dans le silence, remontant sa cape autour d’elle. L’obscurité n’était pas froide mais en donnait l’impression.

« C’est quoi, ce Vent Noir ? » questionna Min. Quand Élayne l’eut expliqué, grâce à ce que sa mère avait dit et à une grande partie de ce qu’Élaida avait raconté, Min soupira. « Le Dessin assume une grave responsabilité. Je ne crois pas qu’aucun homme vaille la peine de s’exposer à pareille épreuve.

— Tu n’étais pas obligée de venir, lui rappela Egwene. Tu n’avais qu’à partir dès que l’envie t’en prenait. Personne n’aurait essayé de t’empêcher de quitter la Tour.

— Oh, j’aurais eu tout loisir de m’en aller par monts et par vaux, répliqua ironiquement Min. Aussi aisément que toi ou Élayne. Le Dessin ne s’occupe guère de nos désirs personnels. Que se passera-t-il si, après tout ce que tu supportes pour lui, Rand ne t’épouse pas, Egwene ? S’il se marie avec une autre femme que tu n’as encore jamais vue ou avec Élayne ou avec moi ? Alors ? »

Egwene resta un instant silencieuse. Rand risquait de ne pas vivre assez longtemps pour épouser qui que ce soit. Et dans le cas contraire… Elle était incapable de se représenter Rand en train de faire du mal à quelqu’un. Pas même après être devenu fou ? Un moyen d’empêcher cette folie, de changer ce dénouement, devait exister ; les Aes Sedai avaient des connaissances tellement immenses, des capacités tellement extraordinaires. Si elles étaient en mesure de mettre fin à cette folie, pourquoi ne s’en occupaient-elles pas ? L’unique réponse était qu’elles ne le pouvaient pas, et ce n’était pas la réponse que souhaitait Egwene.

Elle s’efforça de prendre un ton léger. « Je ne pense pas que je vais l’épouser. Les Aes Sedai se marient rarement, tu sais. N’empêche que je ne jetterais pas mon dévolu sur lui si j’étais toi. Ni toi, Élayne. Je ne crois pas… » Elle s’étrangla d’émotion et elle toussa pour la masquer. « Je crois qu’il ne se mariera jamais. Par contre, s’il le fait, tous mes vœux vont à celle qui s’unira à lui, même l’une de vous. » Elle eut l’impression d’avoir réussi à paraître aussi sincère que si c’était vrai. « Il est entêté comme une mule et son obstination confine à l’idiotie, mais il est la gentillesse même. » Sa voix trembla ; cependant, elle s’arrangea pour transformer son chevrotement en rire.