— Quelques mois de noviciat à Tar Valon ne vous ont pas fait cesser de raisonner comme l’héritière d’un trône, commenta Nynaeve en riant. Je ne possède pas le dixième de ce que vous avez mais, au total, cela subviendra à notre entretien confortablement pendant deux ou trois mois. Plus longtemps encore, si nous sommes économes. Je n’ai pas l’intention de nous acheter des robes et en tout état de cause elles ne seront pas neuves. Ma robe de soie grise nous sera assez utile avec toutes ces perles et ce fil d’or. Si je ne découvre pas une femme qui nous troquera contre cette robe deux ou trois vêtements de rechange pour chacune de nous, je vous donne cet anneau et je serai la novice. »
Elle sauta d’un bond en selle et tendit la main pour hisser Élayne derrière elle.
« Qu’allons-nous faire quand nous arriverons à Falme ? questionna Élayne en se calant sur la croupe de la jument.
— Je l’ignore tant que nous n’y serons pas. » Nynaeve marqua un temps, laissant leur monture immobile. « Êtes-vous sûre que vous avez envie de venir ? Ce sera dangereux.
— Plus dangereux que pour Egwene et Min ? Elles iraient à notre recherche si les circonstances étaient inversées ; j’en suis sûre. Allons-nous passer le reste de la journée ici ? »
Nynaeve fit tourner leur monture jusqu’à ce que le soleil qui n’avait pas encore atteint tout à fait son zénith brille dans leur dos. « Il faudra nous montrer prudentes. Les Aes Sedai que nous connaissons peuvent reconnaître une femme capable de canaliser sans s’approcher plus près qu’à bout de bras. Ces Aes Sedai sont en mesure de nous repérer dans une foule si elles nous recherchent et mieux vaut pour nous supposer que c’est le cas. » Elles étaient bien en quête d’Egwene et de moi. Mais pourquoi ?
« Oui, de la prudence. Ce que vous disiez tout à l’heure était juste, également. Nous ne leur serons d’aucune utilité si nous nous laissons capturer aussi. » Élayne demeura un instant silencieuse. « Pensez-vous que c’était tout des mensonges, Nynaeve ? Ce qu’a raconté Liandrin à propos de Rand, qu’il était en danger ? Et les autres ? Les Aes Sedai ne mentent pas. »
Ce fut au tour de Nynaeve de garder le silence, tandis qu’elle se remémorait la voix de Sheriam lui parlant des vœux prononcés par la femme élevée au rang de professe, des vœux prononcés à l’intérieur d’un ter’angreal qui l’obligeait à les respecter. Ne pas proférer un mot qui ne soit vrai. C’était une chose, mais tout le monde savait que la vérité dite par une Aes Sedai risquait fort de ne pas être la vérité qu’on pensait avoir entendue. « Je parie qu’à cette minute même Rand se chauffe les pieds devant la cheminée du Seigneur Agelmar à Fal Dara », répliqua-t-elle. Je n’ai pas le temps de me tracasser pour lui maintenant. Il faut que je m’occupe d’Egwene et de Min.
« Je le suppose », acquiesça Élayne avec un soupir. Elle modifia sa position sur la croupe de la jument, derrière la selle. « Comme le chemin jusqu’à Falme risque d’être très long, j’espère que j’aurai place sur la selle pour la moitié du trajet. Ceci n’est pas un siège très confortable. Nous n’atteindrons jamais Falme si vous laissez cette jument aller constamment à son pas. »
Nynaeve éperonna du talon la jument qui partit à un trot relevé, Élayne poussa un petit cri de surprise et se cramponna au manteau de Nynaeve. Celle-ci se dit qu’elle prendrait son tour pour chevaucher en croupe sans se plaindre si Élayne lançait leur monture au galop, mais la plupart du temps elle ne prêta pas attention aux halètements de sa passagère qui rebondissait derrière elle. Elle était trop occupée à espérer que, d’ici qu’elles arrivent à Falme, elle cesserait d’avoir peur et commencerait à être en colère.
41
Dissensions
Le tonnerre grondait sourdement dans le ciel de l’après-midi sombre comme de l’ardoise. Rand ramena en avant le capuchon de sa cape, avec l’espoir d’éviter au moins un peu de la pluie glacée. Le Rouge avançait avec persévérance au milieu des flaques boueuses. L’étoffe imprégnée d’eau pendait autour de la tête de Rand, comme le reste de son manteau sur ses épaules, et sa belle tunique noire était tout aussi mouillée et froide. La température n’aurait pas à baisser beaucoup pour que neige ou grésil se substituent à la pluie. La neige ne tarderait pas à faire de nouveau son apparition ; les gens du village qu’ils avaient traversé disaient qu’il y en avait déjà eu deux chutes cette année. Frissonnant, Rand regrettait presque que ce ne soit pas des flocons qui tombent. Alors au moins ne serait-il pas trempé jusqu’aux os.
La colonne cheminait péniblement, sans cesser d’observer avec méfiance la campagne accidentée. Le Hibou Gris d’Ingtar tombait en plis de plomb même sous les coups de bourrasque. Hurin rejetait parfois son capuchon en arrière pour flairer le vent ; il disait que ni la pluie ni le froid n’avaient d’effet sur une piste, en aucun cas sur le genre de piste qu’il suivait, mais jusqu’à présent le Flaireur n’avait rien décelé. Derrière lui, Rand entendait Uno jurer entre ses dents. Loial ne cessait de tâter ses sacoches ; se retrouver imbibé d’eau semblait sans importance pour lui-même, mais il s’inquiétait continuellement pour ses livres. Tout un chacun était abattu à l’exception de Vérine, apparemment trop absorbée dans ses réflexions pour remarquer que sa capuche avait glissé en arrière, exposant son visage à la pluie.
« Ne pouvez-vous rien pour changer le temps ? » la pria Rand d’un ton pressant. Une petite voix dans sa tête lui disait qu’il était capable de s’en charger lui-même. Il n’avait besoin que d’accueillir le saidin. Si attirant, l’appel du saidin. Être envahi par le Pouvoir Unique, ne faire qu’un avec l’orage. Changer les cieux en voûte ensoleillée, ou enfourcher la tempête déchaînée et la fouailler jusqu’à la furie afin qu’elle ravage sur son passage toute la Pointe de Toman depuis l’océan jusqu’à la plaine. Embrasser le saidin. Il réprima avec rudesse ce désir poignant.
L’Aes Sedai sursauta. « Comment ? Oh. Oui, je suppose. Un peu. Il ne m’est pas possible de refouler une perturbation atmosphérique de cette importance, pas à moi seule – elle sévit sur une trop grande étendue – mais je pourrais la réduire un peu. Où nous nous trouvons, du moins. » Elle essuya la pluie sur sa figure, parut s’apercevoir enfin que son capuchon avait glissé et le rabattit en avant machinalement.
« Alors pourquoi ne le faites-vous pas ? » dit Mat. Le visage était celui d’un agonisant, mais sa voix était vigoureuse.
« Parce que si j’utilisais ce qu’il faut du Pouvoir Unique, n’importe quelle Aes Sedai à moins de quatre lieues à la ronde saurait que quelqu’un a canalisé. Pas besoin d’attirer vers nous ces Seanchans avec quelques-unes de leurs damanes. » Ses lèvres se pincèrent de colère.
Ils avaient recueilli des bribes de renseignements sur les envahisseurs dans cette bourgade appelée le Moulin d’Atuan, encore que la majorité de ce qu’ils avaient appris ait suscité plus de questions qu’apporté de réponses. Les villageois avaient parlé d’abondance pendant un moment, puis soudain refermé la bouche en tremblant et en regardant par-dessus leur épaule. Ils mouraient tous de peur que les Seanchans reviennent avec leurs monstres et leurs damanes. Que des femmes qui auraient dû être révérées en tant qu’Aes Sedai soient tenues en laisse comme des animaux avait terrifié ces paysans encore plus que les créatures étranges commandées par les Seanchans, des êtres de cauchemar d’après la façon dont les décrivaient les habitants du Moulin d’Atuan en baissant la voix jusqu’au murmure. Et pire encore les exemples qu’avaient faits les Seanchans avant de partir glaçaient encore ces gens jusqu’à la moelle. Ils avaient enterré leurs morts, mais ils avaient peur de nettoyer le vaste emplacement charbonneux sur la place du village.