Si elles font échouer nos projets, je leur tape la tête l’une contre l’autre. Néanmoins Nynaeve savait que si elles étaient découvertes, ce serait les Seanchans qui décideraient ce qui arriverait à elles trois. Elle ne se rendait que trop bien compte qu’elle n’avait aucune certitude concernant la réussite de ce qu’elle avait agencé. Ce pourrait aussi bien être ses propres erreurs qui risquaient de les trahir. Une fois de plus, elle se promit que si les choses tournaient de travers elle s’arrangerait pour attirer l’attention sur elle pendant que Min et Élayne s’échapperaient. Elle leur avait dit de s’enfuir dans ce cas-là et leur avait laissé croire qu’elle fuirait aussi. Ce qu’elle entreprendrait à la place, elle ne le savait pas. À part que je ne leur permettrais pas de me prendre vivante. Je vous en prie, ô Lumière, pas ça.
La sul’dam et la damane gravirent la rue jusqu’à la hauteur des trois femmes postées en embuscade et se trouvèrent encadrées par elles. Une douzaine de Falmais avançaient largement à l’écart des deux reliées ensemble.
Nynaeve rassembla toute sa colère. Les Porteuses-de-Laisse et les Teneuses-de-Laisse. Elles avaient refermé leur immonde collier sur le cou d’Egwene, et elles le passeraient autour du sien et de celui d’Élayne si elles le pouvaient. Elle avait réussi à ce que Min lui explique comment les sul’dams imposaient leur volonté. Elle était sûre que Min s’était abstenue d’en dire une partie, le pire, mais ce qu’elle avait raconté suffisait pour chauffer à blanc la fureur de Nynaeve. En un instant, une corolle blanche sur une branche épineuse s’épanouit à la lumière, à la saidar, et le Pouvoir Unique l’envahit. Elle savait qu’il y avait une aura autour d’elle, visible pour qui était capable de la discerner. La sul’dam au teint clair sursauta et la bouche de la damane s’entrouvrit de stupeur, mais Nynaeve ne leur accorda aucune chance. C’est seulement un mince filet du Pouvoir qu’elle canalisa, mais elle le fit claquer, tel un fouet captant en l’air un atome de poussière.
Le collier d’argent s’ouvrit brusquement et cliqueta sur les pavés pointus. Nynaeve poussa un soupir de soulagement tout en se levant d’un bond.
La sul’dam regardait fixement le collier tombé à terre comme si c’était un serpent venimeux. La damane porta à sa gorge une main tremblante mais, avant que la femme à la robe ornée d’éclairs ait eu le temps de réagir, la damane se retourna et lui assena un coup de poing en pleine figure ; les genoux de la sul’dam flanchèrent et elle faillit tomber.
« Bravo ! » cria Élayne. Elle arrivait déjà en courant, elle aussi, et Min de même.
Avant que l’une ou l’autre atteigne les deux femmes, la damane jeta un regard effaré autour d’elle, puis détala à toutes jambes.
« Ne craignez rien ! lui cria Élayne. Nous sommes des amies !
— Chut ! » ordonna Nynaeve dans un souffle. Elle extirpa de sa poche une poignée de chiffons et les fourra sans ménagement dans la bouche béante de la sul’dam qui chancelait encore. Min déploya précipitamment d’une secousse le sac d’où se dégagea un nuage de poussière et l’enfila par-dessus la tête de la sul’dam, l’enveloppant jusqu’à la taille. « Nous n’attirons déjà que trop l’attention. »
C’était exact et pourtant pas entièrement vrai. Leur quatuor se tenait dans une rue qui se vidait rapidement, mais les gens qui avaient décidé d’être ailleurs évitaient de les regarder. Nynaeve avait compté là-dessus – sur le fait que les gens s’appliquent à ignorer tout ce qui avait rapport avec les Seanchans – pour gagner quelques instants. Ils finiraient par parler, mais à voix basse ; cela prendrait probablement des heures avant que les Seanchans apprennent qu’il s’était produit quelque chose.
La femme encapuchonnée commença à se débattre, poussant sous le sac des cris assourdis par les chiffons, mais Nynaeve et Min la saisirent à bras le corps et l’entraînèrent de haute lutte dans une venelle voisine. La laisse et le collier ricochaient derrière elles en cliquetant sur les cailloutis.
« Ramassez-le, ordonna Nynaeve d’un ton bref à Élayne. Il ne vous mordra pas ! »
Élayne respira à fond, puis attrapa avec précaution le collier d’argent, comme si elle craignait qu’effectivement il la morde. Nynaeve éprouva une certaine compassion, encore que limitée ; tout reposait sur l’exécution par chacune d’elles de ce qu’elles avaient prévu.
La sul’dam donnait des coups de pied et se démenait pour essayer de se dégager mais, à elles deux, Nynaeve et Min l’emmenèrent de force par cette venelle dans un autre passage légèrement plus large derrière des maisons, puis une autre ruelle et finalement à l’intérieur d’une baraque en bois rudimentaire qui avait apparemment abrité naguère deux chevaux, à en juger par les stalles. Rares étaient ceux qui avaient les moyens d’entretenir des chevaux depuis le débarquement des Seanchans, et de toute la journée où Nynaeve l’avait surveillée, personne ne s’en était approché. Dedans régnait une odeur de poussière et de renfermé qui proclamait l’abandon. Dès qu’elles furent entrées, Élayne laissa choir la laisse d’argent et s’essuya les mains avec de la paille.
Nynaeve canalisa un autre filet et le bracelet tomba sur le sol en terre battue. La sul’dam poussa des cris rauques et se rua de côté et d’autre.
« Prêtes ? » questionna Nynaeve. Les deux autres hochèrent la tête et elles retirèrent d’un coup sec le sac qui coiffait leur prisonnière.
La sul’dam avait la respiration sifflante, ses yeux bleus larmoyaient à cause de la poussière ; seulement son visage cramoisi l’était autant de colère que de manque d’air dans le sac. Elle fonça vers la porte, mais les autres la rattrapèrent dès son premier pas. Elle n’était pas faible, par contre elles étaient trois et, quand elles en eurent fini, la sul’dam avait été dépouillée jusqu’à sa chemise exclusivement et gisait dans une des stalles, pieds et poings liés par une corde solide, avec un autre morceau de corde qui l’empêchait de recracher son bâillon.
Massant une lèvre tuméfiée, Min évalua du regard la robe aux panneaux ornés d’éclairs et les bottes souples qu’elles avaient étalées. « Cela vous ira peut-être, Nynaeve. Ce n’est ni à la taille d’Élayne ni à la mienne. » Élayne enlevait les pailles qui s’étaient prises dans ses cheveux.
« Je le vois bien. De toute façon, vous n’avez jamais été une candidate possible, pas vraiment. On vous connaît trop bien. » Nynaeve se déshabilla en hâte. Elle jeta ses vêtements de côté et enfila la robe de la sul’dam. Min l’aida à passer les boutons dans les boutonnières.
Nynaeve remua les orteils dans les bottes ; elles étaient un peu étroites. La robe la serrait aussi à hauteur de la poitrine et était trop large ailleurs. L’ourlet touchait presque le sol, plus bas que ceux des sul’dams, mais la robe serait allée encore plus mal aux autres. Nynaeve ramassa d’un geste vif le bracelet, respira à fond et le referma autour de son poignet gauche. Les extrémités s’emboîtèrent et il parut être d’une seule pièce comme un anneau. Il ne donnait pas l’impression d’être autre chose qu’un bracelet. Elle avait redouté le contraire.
« Mettez la robe, Élayne. » Elles avaient teint deux robes – une à elle, une à Élayne – dans le gris de celles des damanes, ou en tout cas du gris le plus approchant possible, et les avaient cachées là. Élayne n’esquissa aucun mouvement, à part se passer la langue sur les lèvres en regardant le collier ouvert. « Élayne, c’est à vous de la mettre. Il y en a trop qui ont vu Min pour qu’elle s’en charge. Je l’aurais bien portée moi-même si cette robe-ci avait été à vos mesures. » Elle se dit qu’elle serait devenue folle si elle avait dû avoir ce collier autour du cou, c’est pourquoi elle était incapable de parler maintenant à Élayne sur un ton impératif.