« Aucun de nous ne va s’en retourner, commenta Perrin. Pas tout de suite. Regardez. » Il tendit le bras derrière eux en direction de Falme.
Les parcs à chariots et les enclos à chevaux étaient noirs de guerriers seanchans, de milliers de guerriers, rang après rang, avec des pelotons de cavaliers montés sur des animaux écailleux ainsi que des hommes en armure sur des chevaux, les officiers se signalant par des gonfanons aux couleurs vives. Les rangs étaient parsemés de grolms et d’autres créatures étranges, presque mais pas tout à fait pareilles à des oiseaux et des lézards monstrueux, ainsi que de grandes choses qu’il n’aurait pas su décrire, à peau grise plissée et aux énormes défenses. Par intervalles, le long des files de soldats, il y avait des vingtaines de sul’dams et de damanes. Rand se demanda si Egwene était parmi elles. Dans la ville, derrière les guerriers, un toit explosait encore de temps à autre, et des éclairs zébraient toujours le ciel. Deux bêtes volantes d’une envergure de plus de soixante-dix coudées planaient haut dans les airs au-dessus, prenant bien garde de rester à l’écart des endroits où dansaient les éclairs fulgurants.
« Tout ça pour nous ? s’exclama Mat, incrédule. Qui croient-ils que nous sommes ? »
Une réponse vint à Rand, mais il l’écarta avant qu’elle ait eu une chance de se formuler entièrement.
« Nous ne partons pas non plus dans l’autre sens, Seigneur Rand, annonça Hurin. Des Blancs Manteaux. Par centaines. »
Rand fit pivoter son cheval pour regarder ce que désignait le Flaireur. Une longue file en capes blanches ondulait lentement vers eux à travers les collines.
« Seigneur Rand, murmura Hurin, si cette bande-là aperçoit le Cor de Valère, nous ne le remettrons jamais entre les mains d’une Aes Sedai. Nous ne remettrons nous-mêmes jamais la main dessus.
— C’est peut-être la raison pour laquelle les Seanchans se rassemblent, suggéra Mat avec espoir. À cause des Blancs Manteaux. Peut-être cela ne nous concerne-t-il pas du tout.
— Quoi qu’il en soit, commenta Perrin avec une pointe d’ironie, il y aura une bataille ici dans quelques minutes.
— L’un ou l’autre côté nous tuerait, dit Hurin, même s’ils ne voient pas le Cor. S’ils le voient… »
Rand était incapable de se concentrer sur les Blancs Manteaux ou les Seanchans. Il faut que je retourne. Il le faut. Il se rendit compte qu’il regardait fixement le Cor de Valère. Ils le fixaient tous. Le Cor aux courbes d’or était suspendu au pommeau de la selle de Mat, point de mire de tous les yeux.
« Il doit se trouver présent lors de la Dernière Bataille, fit remarquer Mat en s’humectant les lèvres. Rien ne précise qu’il ne peut pas être utilisé avant. » Il libéra le Cor attaché par son enguichure et dévisagea ses compagnons avec anxiété. « Rien ne l’interdit. »
Personne d’autre ne dit mot. Rand ne se sentait pas capable de parler ; ses propres pensées étaient trop pressantes pour laisser place à la parole. Il me faut retourner. Il me faut retourner. Plus il regardait le Cor, plus ses pensées devenaient pressantes. Il le faut. Il le faut.
La main de Mat tremblait quand il porta le Cor de Valère à ses lèvres.
Jaillit un son limpide, harmonieux, une note d’or comme le Cor était d’or. Les arbres autour d’eux parurent vibrer en même temps, comme le sol sous leurs pieds et le ciel au-dessus de leurs têtes. Cette longue note sonore englobait tout.
Du brouillard se matérialisa et commença à s’élever.
D’abord en fines traînées planant en l’air, puis en flots toujours plus épais jusqu’à ce qu’il recouvre la terre comme des nuages.
Geofram Bornhald se raidit sur sa selle quand un son emplit l’air, si mélodieux qu’il eut envie de rire, si triste qu’il eut envie de pleurer. Cela semblait venir de toutes les directions à la fois. Puis de la brume se mit à se répandre, s’épaississant sous ses yeux.
Les Seanchans. Ils tentent quelque chose. Ils savent que nous sommes ici.
C’était trop tôt, la ville trop loin, mais il dégaina – un cliquetis de fourreaux résonna d’un bout à l’autre de la file de sa demi-légion – et il cria : « La Légion avance au trot. »
Le brouillard recouvrait tout à présent, mais il savait que Falme était toujours là, devant. L’allure des chevaux s’accéléra ; il ne les voyait pas, mais il entendait.
Brusquement, le terrain en avant se souleva dans un grondement, l’aspergeant de poussière et de cailloux. Dans la blancheur impénétrable à sa droite, il perçut un autre grondement, et des hommes et des chevaux crièrent, puis à sa gauche. Et cela recommença. Encore et encore. Un fracas de tonnerre et des hurlements, masqués par le brouillard.
« La Légion charge ! » Son cheval s’élança quand il enfonça les talons dans ses flancs et il entendit le grondement alors que la Légion, du moins ce qui en subsistait encore, le suivait.
Tonnerre et clameurs, noyés dans le brouillard.
Sa dernière pensée fut un regret. Byar ne serait pas en mesure de raconter à son fils Dain comment il était mort.
Rand n’apercevait plus les arbres autour d’eux. Mat avait cessé d’emboucher le Cor, les yeux dilatés d’effroi sacré, mais le son en résonnait encore dans les oreilles de Rand. Le brouillard cachait tout dans l’assaut de ses vagues aussi blanches que la plus belle laine blanchie, cependant Rand pouvait voir. Il voyait, mais c’était incroyable. Falme planait quelque part au-dessous de lui, ses faubourgs du côté de la campagne noirs de soldats seanchans, ses rues sillonnées d’éclairs. Falme planait au-dessus de sa tête. Là, des Blancs Manteaux chargeaient et mouraient parce que la terre entrait en éruption flambante sous les sabots de leurs chevaux. Là, des hommes arpentaient en courant le pont de hauts vaisseaux carrés dans le port et, sur un seul bateau, un bateau d’aspect familier, des hommes apeurés attendaient. Il pouvait même reconnaître le visage du capitaine. Bayle Domon. Il s’empoigna la tête à deux mains. Les arbres étaient cachés, mais il voyait encore chacun de ses compagnons. Hurin anxieux. Mat qui marmottait, craintif. Perrin avec l’air de savoir que tout cela était dans l’ordre des choses. Le brouillard les enveloppa de ses tourbillons.
Hurin eut un hoquet de surprise. « Seigneur Rand ! » Nul besoin pour lui de faire un geste.
Du haut du brouillard tournoyant, comme du flanc d’une montagne, descendaient des silhouettes à cheval. Au début, les couches denses du brouillard ne laissaient pas en voir davantage mais, lentement, les silhouettes se rapprochèrent et ce fut le tour de Rand d’avoir le souffle coupé. Il les connaissait. Des hommes, pas tous en armure, et des femmes. Leurs habits et leurs armes dataient des différentes Ères, mais il les connaissait tous.
Rogosh Œil-d’Aigle, un homme à l’aspect paternel avec ses cheveux blancs et des yeux au regard si vif que son surnom semblait une simple indication. Gaidal Cain, un homme au teint bistre avec les poignées de ses deux épées saillant au-dessus de ses épaules. Birgitte la blonde, avec son arc d’argent étincelant et son carquois bourré de flèches d’argent. D’autres encore. Rand connaissait leurs visages, connaissait leurs noms. Par contre, il entendit cent noms différents quand il regarda chaque visage, certains si différents qu’il ne les reconnaissait pas comme nom, bien que sachant que c’en était un. Michael au lieu de « Mikel ». Patrick au lieu de « Paedrig ». Oscar au lieu de « Otarin ».
Il connaissait aussi l’homme qui chevauchait à leur tête. Grand, avec un nez aquilin, des yeux noirs profondément enfoncés, sa grande épée Justice au côté. Artur Aile-de-Faucon.