Mat les regarda avec ahurissement quand ils s’arrêtèrent devant lui et ses compagnons. « Êtes-vous… ? Êtes-vous tous là ? » Ils n’étaient guère plus de cent, Rand le vit et se rendit compte qu’il avait su en quelque sorte qu’ils ne seraient pas plus nombreux. Hurin était bouche bée ; les yeux lui sortaient presque de la tête.
« Il faut plus que de la bravoure pour lier un homme au Cor. » Artur Aile-de-Faucon avait une voix profonde et sonore, une voix habituée à commander.
« Ou une femme, dit Birgitte d’un ton brusque.
— Ou une femme, acquiesça Aile-de-Faucon. Quelques-uns seulement sont liés à la Roue, perpétués encore et toujours afin d’accomplir la volonté de la Roue dans le Dessin des Ères. Tu aurais pu le lui expliquer, Lews Therin, si seulement tu t’étais souvenu du temps où tu étais de chair et d’os. » Il regardait Rand.
Rand secoua la tête, mais il ne voulait pas perdre de temps en dénégations. « Des envahisseurs sont venus, des hommes se disant des Seanchans, qui utilisent dans les combats des Aes Sedai enchaînées. Ils doivent être rejetés à la mer. Et… et il y a une jeune fille. Egwene al’Vere. Une novice de la Tour Blanche.
Les Seanchans la retiennent prisonnière. Vous devez m’aider à la libérer. »
À sa surprise, plusieurs parmi la petite ost derrière Artur Aile-de-Faucon gloussèrent et Birgitte, qui vérifiait la tension de son arc, rit. « Tu choisis toujours des femmes qui te causent des ennuis, Lews Therin. » C’était dit sur un ton affectueux, comme entre de vieux amis.
« Mon nom est Rand al’Thor, corrigea-t-il sèchement. Il faut vous hâter. Il ne reste pas beaucoup de temps.
— Du temps ? répéta Birgitte en souriant. Nous avons tout le temps du monde. » Gaidal Cain lâcha ses rênes et, guidant son cheval avec les genoux, dégaina de chaque main une de ses épées. Tout le long de la petite troupe de héros, il y eut des bruits de lames que l’on tire du fourreau, d’arcs détachés, de lances et de haches soupesées.
L’épée Justice brillait comme un miroir au poing recouvert d’un gantelet d’Artur Aile-de-Faucon. « J’ai combattu à ton côté d’innombrables fois, Lews Therin, et je t’ai affronté tout autant. La Roue nous garde en réserve selon ses intentions, non les nôtres, pour servir le Dessin. Je te connais, si tu ne te connais pas toi-même. Nous repousserons ces envahisseurs pour toi. » Son destrier caracola et il regarda autour de lui en fronçant les sourcils. « Il y a quelque chose qui ne va pas ici. Quelque chose me retient. » Soudain, il tourna son regard perçant vers Rand. « Tu es ici. As-tu la bannière ? » Un murmure courut parmi ceux qui étaient derrière lui.
« Oui. » Rand fit sauter les courroies de ses fontes et en extirpa la bannière. Elle lui remplissait les mains et pendait presque jusqu’au genou de son étalon. Le murmure montant du groupe des héros s’amplifia.
« Le Dessin se tisse autour de notre cou comme un licol, commenta Artur Aile-de-Faucon. Tu es ici. La bannière est ici. Le tissage de ce moment est prêt. Nous sommes venus à l’appel du Cor, mais nous devons suivre la bannière. Et le Dragon. »
Hurin émit un son faible, comme si sa gorge s’était étranglée.
« Que je brûle ! s’exclama Mat dans un souffle. C’est donc vrai. Que je brûle ! »
Perrin n’hésita qu’un instant avant de s’élancer à bas de son cheval et de s’enfoncer à grandes enjambées dans le brouillard. Un bruit de coups de hache s’éleva et, quand Perrin revint, il portait une longueur bien droite de baliveau débarrassé de ses branches. « Donne-la-moi, Rand, dit-il avec gravité. S’ils en ont besoin. Donne-la-moi. »
Rand l’aida vivement à attacher la bannière à cette hampe. Quand Perrin se remit en selle, la hampe en main, un courant d’air souleva la longueur blanche de la bannière qui ondula, de sorte que le Dragon serpentin parut remuer comme vivant. Le vent n’agissait pas sur le brouillard épais, il soufflait seulement sur la bannière.
« Restez ici, dit Rand à Hurin. Quand ce sera terminé… Vous serez en sécurité ici. »
Hurin dégaina sa courte épée, la tenant comme si elle pouvait être d’une quelconque utilité du haut d’un cheval. « Mille pardons, Seigneur Rand, mais ce n’est pas mon intention. Je ne comprends pas le dixième de ce que j’ai entendu… ou de ce que je vois » – son ton baissa jusqu’au murmure puis reprit de la force – « mais pour autant que je suis venu jusqu’ici, j’ai dans l’idée d’accomplir le reste du chemin. »
Artur Aile-de-Faucon frappa sur l’épaule du Flaireur. « Parfois la Roue ajoute à notre nombre, ami. Peut-être te retrouveras-tu parmi nous, un jour. » Hurin se redressa comme si on lui avait offert une couronne. Aile-de-Faucon s’inclina cérémonieusement sur sa selle à l’adresse de Rand. « Avec ta permission… Seigneur Rand. Sonneur, voulez-vous nous donner de la musique avec le Cor ? Il est approprié que le Cor de Valère nous accompagne de son chant au combat. Porte-étendard, voulez-vous avancer ? »
Mat sonna de nouveau du Cor, longtemps et fort – le brouillard en résonna – et Perrin poussa du talon son cheval en avant. Rand dégaina la lame marquée au héron et chevaucha entre eux.
Il ne voyait que d’épaisses vagues de blancheur, mais il distinguait encore aussi vaille que vaille ce qu’il avait aperçu auparavant. Falme, où quelqu’un se servait du Pouvoir dans les rues, ainsi que le port, l’ost seanchane et les Blancs Manteaux décimés, tout cela au-dessous de lui, tout cela lui planant au-dessus, tout l’ensemble exactement comme avant. On aurait dit que pas une seconde ne s’était écoulée depuis que le Cor avait été embouché pour la première fois, comme si le temps avait marqué une pause pendant que les héros répondaient à l’appel du Cor et maintenant reprenait son vol.
Les accents sauvages que Mat tirait du Cor se répercutèrent dans le brouillard, ainsi que le martèlement des sabots comme les chevaux accéléraient l’allure. Rand chargea dans le brouillard en se demandant s’il savait où il allait. Les nuages s’épaissirent, masquèrent les extrémités de la colonne de héros qui galopaient de chaque côté de lui, gagnèrent de plus en plus, au point qu’il ne discernait plus nettement que Mat, Perrin et Hurin. Ce dernier couché sur sa selle, les yeux écarquillés, pressant son cheval. Mat riant entre deux sonneries de Cor. Perrin, ses yeux jaunes luisant, la bannière du Dragon flottant derrière lui. Puis ils s’estompèrent eux aussi et Rand eut l’impression de chevaucher seul. D’une certaine façon, il les voyait encore mais c’était à présent comme il voyait Falme et les Seanchans. Il était incapable de déterminer où ils se trouvaient, où lui-même se trouvait. Il resserra sa prise sur son épée, scruta les nuées de brouillard devant lui. Il fonçait seul dans le brouillard et intuitivement il comprit que c’était ainsi que les choses devaient se passer.
Soudain Ba’alzamon se dressa devant lui dans la brume, écartant largement les bras.
Le Rouge se cabra brutalement, projetant Rand avec violence hors de sa selle. Rand se cramponna frénétiquement à son épée comme il fendait l’air. Retomber à terre ne fut pas pénible. En fait, il songea avec une sensation d’étonnement que cela ressemblait beaucoup à reprendre contact avec… rien. Un instant, il volait à travers la brume, le suivant il ne volait plus.
Quand il se remit debout, son cheval avait disparu, mais Ba’alzamon était toujours là, avançant à grands pas vers lui, avec dans les mains un long bâton charbonneux.
Ils étaient seuls, rien qu’eux et le mouvant brouillard ambiant. Derrière Ba’alzamon, il y avait de l’ombre. Ce n’est pas que le brouillard était noir derrière lui ; cette noirceur formait une masse à part sans rapport avec le brouillard blanc.
Rand avait aussi conscience du reste. Artur Aile-de-Faucon et les autres héros affrontant les Seanchans dans un brouillard dense. Perrin avec la bannière, brandissant sa hache pour écarter ceux qui tentaient de l’atteindre plutôt que pour les mettre hors de combat. Mat, toujours sonnant du Cor de Valère dont il tirait des accents sauvages. Hurin qui avait sauté à bas de sa selle pour batailler avec sa courte épée et son brise-épée selon la méthode qu’il connaissait. Apparemment, le nombre des Seanchans semblait devoir les écraser au premier assaut, pourtant c’étaient les Seanchans aux armures noires qui reculaient.