— Tu es ce que tu es, dit Moiraine. Déjà tu remues le monde. L’Ajah Noire s’est dévoilée pour la première fois depuis deux mille ans. L’Arad Doman et le Tarabon sont à la veille d’entrer en guerre et la situation s’aggravera quand les nouvelles de Falme arriveront là-bas. Le Cairhien est plongé dans la guerre civile.
— Je n’ai rien fait là-bas, protesta Rand. Vous ne pouvez pas rejeter le blâme sur mon dos.
— Ne rien faire a toujours été une tactique dans le Grand Jeu, répliqua-t-elle en poussant un soupir, et surtout comme on le joue là-bas à présent. Tu as été l’étincelle et le Cairhien s’est mis à feu comme une pièce d’artifice d’Illuminateur. Que crois-tu qui se produira quand les événements de Falme seront connus dans l’Arad Doman et le Tarabon ? Il y a toujours eu des gens prêts à se prononcer pour quiconque se dit le Dragon, mais ils n’ont jamais eu auparavant des signes pareils. Ce n’est pas tout. Tiens. » Elle lança une escarcelle sur la poitrine de Rand.
Il hésita un instant avant de l’ouvrir. À l’intérieur se trouvaient des tessons de ce qui ressemblait à de la poterie vernissée noire et blanche. Il en avait déjà vu de pareils. « Encore un sceau venant de la prison du Ténébreux », dit-il entre ses dents. Min eut un haut-le-corps ; son étreinte sur la main de Rand cherchait maintenant à obtenir du réconfort plutôt qu’à en offrir.
« Deux, rectifia Moiraine. Trois des sept sceaux sont brisés à présent. Celui que j’avais et deux que j’ai trouvés dans la résidence du Puissant Seigneur à Falme. Quand tous les sept seront rompus, peut-être même avant, la plaque que les hommes avaient posée sur le trou foré dans la prison faite par le Créateur sera réduite en morceaux, et une fois de plus le Ténébreux sera en mesure de passer la main par ce trou pour atteindre le monde. Et l’unique espoir du monde est que le Dragon Réincarné sera là pour l’affronter. »
Min voulut empêcher Rand de rejeter ses couvertures, mais il la repoussa avec douceur. « J’ai besoin de marcher. » Elle l’aida à se lever, non sans multiples soupirs et reproches qu’il aggravait sa blessure. Min drapa une des couvertures sur ses épaules à la manière d’une cape.
Pendant un instant, il contempla l’épée au héron, ce qui en restait, qui gisait sur le sol. L’épée de Tam. L’épée de mon père. À contrecœur, avec plus de regret que pour quoi que ce soit d’autre dans sa vie, il renonça à l’espoir de découvrir que Tam était réellement son père. Cela lui donna l’impression de s’arracher le cœur. Mais ne changea rien à ses sentiments pour Tam, d’ailleurs il n’avait jamais connu d’autre foyer que le Champ d’Emond. L’important, c’est Fain. J’ai encore un devoir à remplir. Lui barrer la route.
Min et Moiraine durent le soutenir, chacune par un bras, pour aller vers les feux de camp qui étaient déjà allumés, non loin d’un chemin en terre battue. Loial était là, en train de lire un livre – Naviguer au-delà du couchant. – et Perrin aussi, qui contemplait les flammes d’un des feux. Les guerriers du Shienar préparaient leur repas du soir. Lan, assis sous un arbre, aiguisait son épée ; le Lige lui adressa un coup d’œil attentif, puis un petit salut de la tête.
Il y avait aussi autre chose. La bannière du Dragon ondulait au vent au-dessus du camp. Ils avaient trouvé quelque part une vraie hampe pour remplacer le baliveau de Perrin.
Rand s’exclama avec humeur : « Qu’est-ce que ça fait là, où le premier passant venu peut la voir ?
— C’est trop tard pour se cacher, Rand, répliqua Moiraine. Il a toujours été trop tard pour te cacher.
— Vous n’êtes pas obligée non plus de planter une enseigne annonçant « Me voici ». Je ne trouverai jamais Fain si quelqu’un me tue à cause de cette bannière. » Il se tourna vers Loial et Perrin. « Je suis content que vous soyez restés. J’aurais très bien compris si vous étiez partis.
— Pourquoi ne resterais-je pas ? dit Loial. Vous êtes encore plus Ta’veren que je ne l’avais cru, c’est vrai, mais vous êtes toujours mon ami. Je l’espère, du moins. » Ses oreilles frémirent d’incertitude.
« Oui, je suis votre ami, répondit Rand. Pour autant que vous ne risquez rien à demeurer en ma compagnie et même après, également. »
Le sourire de l’Ogier lui fendit presque le visage en deux.
« Je reste aussi », dit Perrin. Il y avait une note de résignation ou d’acceptation – dans sa voix. « La Roue nous tisse étroitement dans le Dessin, Rand. Qui l’aurait cru, quand nous étions au Champ d’Emond ? »
Les guerriers du Shienar se rassemblaient auprès d’eux. À la surprise de Rand, ils tombèrent tous à genoux. Chacun d’eux avait les yeux fixés sur lui.
« Nous voulons engager notre foi envers vous », déclara Uno. Les autres, agenouillés auprès de lui, hochèrent la tête en signe d’assentiment.
« Vos serments d’allégeance vous lient à Ingtar et au Seigneur Agelmar, protesta Rand. Ingtar est mort en brave, Uno. Il est mort pour que nous autres puissions-nous échapper avec le Cor. » Inutile de fournir à eux ou à quiconque de plus amples détails. Il espérait qu’Ingtar avait retrouvé la Lumière. « Expliquez-le au Seigneur Agelmar quand vous retournerez à Fal Dara.
— Il est dit, reprit le borgne en pesant ses mots, que lorsque le Dragon sera Réincarné il rompra tous les serments, brisera tous les liens. Rien ne nous retient, à présent. Nous voulons jurer à vous fidélité. » Il dégaina son épée et la déposa devant lui, la garde tournée vers Rand, et les autres guerriers du Shienar en firent autant.
« Vous avez combattu le Ténébreux », dit Masema. Masema qui le haïssait, Masema qui le regardait maintenant comme s’il contemplait une apparition de la Lumière. « Je vous ai vu, Seigneur Dragon. J’ai vu. Je suis votre homme lige à jamais. » Ses yeux noirs brillaient de ferveur.
« Il te faut choisir, Rand, dit Moiraine. Le monde sera bouleversé, que tu le détruises ou non. La Tarmon Gai’don sera livrée et cela seul déchirera le monde. Vas-tu essayer encore de te soustraire à ce que tu es et laisser le monde affronter sans défenseur la Dernière Bataille ? Choisis. »
Tous avaient les yeux fixés sur lui, tous attendaient. La mort est plus légère qu’une plume, le devoir plus lourd qu’une montagne. Il prit sa décision.
50
Par la suite
Ils s’étaient propagés, ces récits, par bateau et à cheval, par convois de chariots marchands ou par des gens cheminant à pied, dits et redits, modifiés et pourtant toujours fondamentalement les mêmes, jusqu’à l’Arad Doman, le Tarabon et au-delà – récits de signes et de prodiges apparus dans le ciel au-dessus de Falme. Alors des hommes se déclarèrent pour le Dragon et d’autres hommes les terrassèrent puis furent terrassés à leur tour.
D’autres rumeurs se répandirent, parlant d’une cavalcade surgie du couchant dans la Plaine d’Almoth. Cent guerriers des Marches, à ce que l’on racontait. Non, un millier. Non, un millier de héros sortis du tombeau pour répondre à l’appel du Cor de Valère. Dix mille. Ils avaient détruit une Légion des Enfants de la Lumière abattus jusqu’au dernier. Ils avaient rejeté à la mer les armées d’Artur Aile-de-Faucon de retour d’outre-océan. C’étaient eux, les soldats d’Artur à nouveau débarqués sur ces rivages. Et c’est vers les montagnes qu’ils s’avançaient à cheval, vers l’aube.
Toutefois un détail, toujours le même, figurait dans chaque récit. À leur tête allait un cavalier dont le visage avait été vu dans le ciel de Falme, et ils chevauchaient sous la bannière du Dragon Réincarné.
Et les hommes imploraient le Créateur, disant : Ô Lumière des deux, Lumière du Monde, fais que Celui qui nous a été promis naisse de la montagne, ainsi que l’annoncent les Prophéties, comme il est né dans les Ères passées et naîtra dans les Ères à venir. Que le Prince du Matin chante pour la terre afin que pousse la verdure et que foisonnent les agneaux dans les vallées. Que le bras du Seigneur de l’Aube nous protège des Ténèbres et que la grande Épée de Justice nous défende. Que le Dragon arrive de nouveau, porté par les souffles du temps.