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L’Amyrlin était assise derrière une vaste table au milieu du tapis, et sur cette table reposait un cube d’or aplati, de la taille d’un coffre de voyage et ornementé d’argent. La table était de construction solide, avec des pieds robustes, mais elle semblait plier sous un poids que deux hommes vigoureux auraient soulevé avec difficulté.

En apercevant le cube d’or, Moiraine eut du mal à garder une expression sereine. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il était rangé à l’abri sous clef dans la chambre-forte d’Agelmar. En apprenant l’arrivée de l’Amyrlin, elle avait eu l’intention de lui en parler elle-même. Qu’il fût déjà en possession de l’Amyrlin n’était qu’un détail, mais un détail inquiétant. Elle risquait que les événements la dépassent.

Elle plongea dans une révérence profonde et dit cérémonieusement : « Puisque vous m’avez convoquée, Mère, me voici. » L’Amyrlin tendit la main et Moiraine baisa l’anneau au Grand Serpent, en aucune façon différent de celui que portaient les autres Aes Sedai. En se redressant, elle prit un ton plus familier sans toutefois se départir d’un certain formalisme. Elle avait conscience de la présence de la Gardienne debout derrière elle près de la porte. « J’espère que vous avez fait un voyage agréable, ma Mère. »

L’Amyrlin était née à Tear dans une modeste famille de pêcheurs, non pas une Maison aristocratique, et son nom était Siuan Sanche, bien que fort peu aient utilisé ce nom ou y aient même songé dans les dix années écoulées depuis son élévation au-dessus de l’Assemblée de la Tour. Elle était le Trône d’Amyrlin ; il n’y avait rien d’autre à dire. La vaste étole sur ses épaules avait des rayures aux couleurs des sept Ajahs ; l’Amyrlin appartenait à toutes les Ajahs et à aucune. Elle n’était que de taille moyenne, et belle femme plutôt que jolie, mais son visage reflétait une force qui s’y trouvait déjà avant son élection, la force de la jeune fille qui a survécu aux rues du Maule, le quartier du port de Tear, et devant son regard d’un bleu transparent rois et reines, et même le Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière, baissaient les yeux. Les siens étaient fatigués à présent et sa bouche avait une tension qui était nouvelle.

« Nous avons appelé les vents pour que nos vaisseaux remontent plus vite l’Ennui, ma Fille, et nous avons même agi sur les courants pour qu’ils nous aident. » La voix de l’Amyrlin était grave, et triste aussi. « J’ai vu les inondations que nous avons provoquées dans des villages en bordure de la rivière, et la Lumière seule sait ce que nous avons causé au temps. Nous ne nous serons pas fait aimer étant donné les dégâts que nous avons provoqués et les cultures que nous avons détruites. Tout cela pour arriver ici aussi vite que possible. » Ses yeux se portèrent machinalement vers le cube d’or sculpté et elle leva à demi une main comme pour le toucher mais, quand elle reprit la parole, ce fut pour dire : « Élaida est à Tar Valon, ma Fille. Elle est venue avec Élayne et Gawyn. »

Moiraine avait conscience de la présence de Leane, debout à l’écart, silencieuse comme toujours en présence de l’Amyrlin. Mais qui observait et écoutait. « Je suis surprise, Mère, dit-elle diplomatiquement. Le moment est mal choisi pour que Morgase soit privée des conseils d’une Aes Sedai. » Morgase était un des rares souverains régnants qui admettaient ouvertement avoir une Aes Sedai comme conseillère ; presque tous en avaient une mais peu le reconnaissaient.

« Élaida a insisté, ma Fille, et reine ou non je doute que Morgase soit de taille à se mesurer avec Élaida dans une joute de volontés. En tout cas, cette fois-ci peut-être ne désirait-elle pas s’y opposer. Élayne a des dons. Plus que je n’en ai encore jamais vu. Elle progresse déjà. Les Sœurs Rouges s’en gonflent d’orgueil comme des poissons-lune. Je ne crois pas que cette jeune fille incline dans leur sens, mais elle est jeune et on ne sait jamais. Même si elles ne parviennent pas à la convaincre, cela ne changera pas grand-chose. Élayne pourrait fort bien devenir l’Aes Sedai la plus puissante depuis un millier d’années et c’est l’Ajah Rouge qui l’a découverte. Elles ont gagné un grand prestige à l’Assemblée du fait de cette enfant.

— J’ai avec moi dans Fal Dara deux jeunes femmes, Mère, repartit Moiraine. L’une et l’autre des Deux Rivières, où le sang de Manetheren a gardé toute sa force bien qu’on ne s’y souvienne même pas qu’il y a eu jadis un pays appelé Manetheren. Le vieux sang chante, ma Mère, et il chante haut dans les Deux Rivières. Egwene, une petite paysanne, est au moins aussi forte qu’Élayne. J’ai vu la Fille-Héritière, et j’en suis sûre. Quant à l’autre, Nynaeve, elle était la Sagesse de leur village, elle n’est pourtant guère plus âgée qu’une adolescente. C’est assez révélateur que les femmes de son village l’aient choisie à son âge comme Sagesse. Une fois qu’elle aura acquis le contrôle volontaire de ce qu’elle accomplit maintenant d’instinct, elle sera aussi forte que n’importe qui dans Tar Valon. Avec une bonne formation, elle éblouira comme un feu de joie à côté des chandelles d’Élayne et d’Egwene. Et il n’y a aucun risque que ces deux-là choisissent l’Ajah Rouge. Elles sont amusées par les hommes, exaspérées par eux, mais elles les tiennent en sympathie. Elles contrebalanceront facilement l’influence que l’Ajah Rouge a conquise dans la Tour Blanche pour avoir découvert Élayne. »

L’Amyrlin hocha la tête comme si c’était sans importance. Surprise, Moiraine haussa les sourcils avant d’avoir pu se ressaisir et reprendre une expression sereine. C’étaient les deux soucis majeurs de l’Assemblée de la Tour – que diminue d’année en année le nombre de jeunes filles à qui enseigner comment canaliser le Pouvoir Unique et que se raréfient celles qui en possèdent réellement le don. Pire que la crainte de ceux qui rendaient les Aes Sedai responsables de la Destruction du Monde, pire que la haine que leur vouaient les Enfants de la Lumière, pire même que les intrigues des Amis du Ténébreux, il y avait cette diminution radicale du nombre de postulantes et cet amoindrissement des aptitudes. Les couloirs de la Tour Blanche n’étaient que peu peuplés alors qu’ils avaient jadis fourmillé de monde, et ce qui avait été facile à réaliser autrefois avec le Pouvoir Unique ne pouvait plus l’être maintenant qu’avec difficulté, ou même plus du tout.

« Élaida avait une autre raison pour venir à Tar Valon, ma Fille. Elle a envoyé un message identique par six pigeons voyageurs différents pour s’assurer que je le reçoive – et à qui d’autre dans Tar Valon elle a envoyé des pigeons, je ne peux que me perdre en conjectures – puis elle est venue en personne. Elle a déclaré à l’Assemblée de la Tour que vous vous occupez d’un jeune homme qui est Ta’veren et dangereux. Il se trouvait à Caemlyn, à ce qu’elle dit, mais quand elle a découvert l’auberge où il avait séjourné, elle s’est aperçue que vous l’aviez escamoté.

— Les gens de cette auberge nous servent bien et fidèlement, ma Mère. Si elle a touché à un cheveu de l’un d’entre eux… » Moiraine ne put empêcher sa voix de prendre un ton cassant et elle entendit Leane changer de position. On ne parlait pas à l’Amyrlin de cette façon ; pas même un roi sur son trône ne s’y risquait.

« Vous devriez savoir, ma Fille, dit sèchement l’Amyrlin, qu’Élaida ne s’attaque qu’à ceux qu’elle considère comme dangereux. Les Amis des Ténèbres ou ces pauvres fols d’hommes qui essaient de canaliser le Pouvoir Unique. Ou quelqu’un qui menace Tar Valon. Quiconque n’est pas Aes Sedai pourrait être aussi bien des jetons de mérelles pour ce que cela l’intéresse. Par chance pour lui, l’aubergiste, un certain Maître Gill si ma mémoire est bonne, estime apparemment beaucoup les Aes Sedai et ainsi a répondu à ses questions d’une façon qui l’a convaincue. Élaida en a effectivement dit du bien. Par contre, elle s’est exprimée plus en détail sur le jeune homme que vous avez emmené avec vous. Plus dangereux que personne depuis Artur Aile-de-Faucon d’après elle. Elle a le Don de prédire l’avenir, parfois, et ses paroles ont pesé lourd auprès de l’Assemblée. »