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Maintenant qu’elle avait suscité une réaction chez son amie, Moiraine reprit extérieurement son calme. Du calme, mais aussi une ferme insistance. « Le Dessin ne prête pas attention aux projets des humains, Siuan. Nous avons réfléchi tant et plus, mais nous avions oublié avec quoi nous devions compter. Des Ta’veren. Élaida se trompe. Artur Paendrag Tanreall n’avait jamais été Ta’veren à ce point-là. La Roue tissera le Dessin autour de ce jeune homme selon sa volonté à elle, quels que soient nos plans. »

La colère s’effaça du visage de l’Amyrlin, remplacée par la pâleur d’une violente émotion. « À t’entendre, c’est toi qui parais penser que nous ferions aussi bien de renoncer. Suggères-tu maintenant, toi, de rester les bras ballants à regarder le monde brûler ?

— Non, Siuan. Pas question de rester les bras ballants. » Par contre, le monde se consumera, Siuan, d’une manière ou de l’autre, quoi que nous fassions. Tu n’as jamais pu le comprendre. « Mais nous devons maintenant envisager que nos plans sont dénués de fiabilité. Nous avons encore moins de prise sur la situation que nous le pensions. Peut-être seulement du bout des ongles. Les vents de la destinée soufflent, Siuan, et nous devons aller où ils nous entraînent. »

L’Amyrlin frissonna comme si elle sentait ces vents glacés sur sa nuque. Ses mains se dirigèrent vers le cube d’or aplati, leurs doigts robustes, habiles, trouvant des points précis dans les dessins complexes. Astucieusement équilibré, le couvercle se redressa et révéla un instrument en or, un cor enroulé sur lui-même dans un espace spécialement aménagé pour lui. Elle souleva l’instrument et suivit du doigt l’inscription cursive en argent, dans la Vieille Langue, incrustée autour du pavillon évasé.

« La tombe n’est pas un obstacle à mon appel, traduisit-elle, si bas qu’elle semblait se parler à elle-même. Le Cor de Valère, créé pour faire sortir les héros de leur tombeau. Et la prophétie disait qu’il serait trouvé seulement juste à temps pour la Dernière Bataille. » Brusquement, elle replaça le Cor dans sa niche et ferma le couvercle comme si elle ne pouvait plus en supporter la vue. « Agelmar me l’a fourré dans les mains dès que la Cérémonie de l’Accueil a été terminée. Il a expliqué qu’il n’osait plus pénétrer dans sa chambre forte maintenant que ce Cor était dedans. La tentation était trop grande, a-t-il dit. La tentation de sonner lui-même de ce Cor et de conduire l’ost qui répondrait à son appel en direction du nord à travers la Dévastation pour raser le Shayol Ghul même et en finir avec le Ténébreux. Il brûlait de l’exaltation de la gloire et c’est cela, a-t-il conclu, qui lui a fait comprendre que ce n’est pas à lui d’agir, ce ne doit pas être lui. Il mourait d’impatience de se débarrasser de ce Cor et, pourtant, il avait encore le désir de s’en servir. »

Moiraine hocha la tête. Agelmar était au courant de la Prophétie du Cor ; la plupart de ceux qui combattaient le Ténébreux la connaissaient. « Que celui qui m’embouche et sonne songe non pas à la gloire mais au salut.

— Le salut. » L’Amyrlin eut un rire amer. « D’après l’expression du regard d’Agelmar, il ne savait pas s’il renonçait au salut ou voulait éviter la damnation de son âme. Il savait seulement qu’il devait s’en débarrasser avant de se retrouver consumé. Il a essayé de garder le secret, mais il dit que des rumeurs se répandent déjà dans la citadelle. Je n’éprouve pas sa tentation, néanmoins le Cor me donne la chair de poule. Il devra le remettre dans sa chambre forte jusqu’à mon départ. Je serais incapable de dormir avec ce Cor près de moi, ne serait-ce que dans la pièce voisine. » Elle massa pour les effacer les rides soucieuses qui lui plissaient le front et soupira. « Et ce Cor ne devait être découvert que juste avant la Dernière Bataille. Est-elle donc si proche ? J’avais cru, espéré, que nous aurions davantage de temps.

— Le Cycle de Karaethon.

— Oui, Moiraine. Inutile que tu me le rappelles. J’ai vécu aussi longtemps que toi avec les Prophéties du Dragon. » L’Amyrlin secoua la tête. « Jamais plus d’un faux Dragon par génération depuis la Destruction, et en voilà trois à la fois lâchés dans le monde, et trois de plus ces deux dernières années. Le Dessin exige un Dragon parce que le tissage du Dessin tend à aboutir à la Tarmon Gai’don. Parfois le doute m’envahit, Moiraine. » Elle parlait d’une voix songeuse, comme si elle s’interrogeait, et continua du même ton. « Et si c’était lui, Logain ? Il pouvait canaliser avant que les Rouges l’amènent à la Tour Blanche et que nous l’ayons neutralisé. De même le peut Mazrim Taim, l’homme qui est dans la Saldaea. Si c’était lui ? Il y a déjà des Sœurs dans la Saldaea ; il est peut-être capturé à l’heure qu’il est. Si nous nous étions trompées dès le début ? Que se passera-t-il si le Dragon Ressuscité est neutralisé avant que commence la Dernière Bataille ? Même une prophétie peut se trouver démentie si celui dont elle prophétise la venue est tué ou neutralisé. Alors nous serons devant le Ténébreux sans protection face à la tempête.

— Il ne s’agit d’aucun d’eux, Siuan. Le Dessin requiert non pas un Dragon mais le vrai Dragon. Jusqu’à ce qu’il se soit déclaré, le Dessin continuera à produire des faux Dragons mais, après, il n’y en aura plus. Si Logain ou l’autre avait été le Dragon, il n’y en aurait pas eu ensuite.

— Car il paraîtra comme l’aube qui point, il détruira encore une fois le monde par sa venue et en fera un monde neuf Ou nous affrontons la tempête ou nous nous cramponnons à une protection qui sera pour nous un fléau. Que la Lumière nous accorde à tous son aide. » L’Amyrlin s’ébroua dans un mouvement donnant à penser qu’elle voulait rejeter loin d’elle ses propres paroles, son visage était rigide comme si elle se préparait à affronter un coup. « Tu parviens à cacher ce que tu penses à tout le monde, mais tu n’y as jamais réussi en ce qui me concerne, Moiraine. Tu as encore autre chose à dire et ce n’est rien d’agréable. »

Pour toute réponse, Moiraine détacha de sa ceinture l’escarcelle de cuir et la renversa pour en répandre le contenu sur la table. Ce qui paraissait n’être qu’un tas de fragments de poterie, d’un noir et d’un blanc brillants.

L’Amyrlin en toucha un avec curiosité, et son souffle s’étrangla. « De la cuendillar.

— Oui, de la pierre-à-cœur », acquiesça Moiraine. L’art de fabriquer la cuendillar s’était perdu lors de la Destruction du Monde, mais ce qui avait été fait de cette pierre-à-cœur avait survécu au cataclysme. Même les objets engloutis par la terre ou tombés au fond de la mer avaient subsisté ; c’était immanquable. Aucune force connue n’était capable de briser la cuendillar une fois qu’elle était achevée ; concentrerait-on dessus le Pouvoir Unique, le seul résultat serait de la rendre plus solide encore. Et pourtant un certain pouvoir avait réduit celle-ci en morceaux.

L’Amyrlin assembla hâtivement les débris. Ce qu’ils formaient était un disque de la taille d’une main d’homme, à demi plus noir que poix et à demi plus blanc que neige, les couleurs, séparées par une ligne sinueuse, demeurées aussi fraîches en dépit des années. L’antique symbole des Aes Sedai, avant que le monde soit détruit, quand les hommes et les femmes exerçaient ensemble le Pouvoir. Une moitié était maintenant appelée la Flamme de Tar Valon ; l’autre, le Croc du Dragon, était griffonnée sur des portes pour accuser de malignité ceux qui habitaient là. Seulement sept de cette sorte avaient été fabriqués ; tous les objets en pierre-à-cœur étaient répertoriés dans la Tour Blanche, et ces sept-là restaient plus présents que les autres en mémoire. Siuan Sanche avait les yeux fixés sur ce disque avec la même expression qu’elle aurait eue en regardant une vipère sur son oreiller.