L’Amyrlin, qui hochait déjà la tête en signe d’approbation, suspendit son mouvement pour lui adresser un regard interrogateur, mais Moiraine continua sans s’interrompre : « Ils voyageront avec autant de sécurité que je pourrai l’assurer, Siuan. Et quand Rand aura besoin de moi dans Illian, je serai là-bas et je veillerai à ce que ce soit lui qui présente le Cor au Conseil et au Rassemblement. Je veillerai à tout dans Illian, Siuan, les Illianiens suivraient le Dragon ou Ba’alzamon lui-même s’il arrivait avec le Cor de Valère. Le vrai Dragon Réincarné n’aura pas besoin de réunir des partisans avant que les nations se dressent contre lui. Il commencera sa carrière avec une nation autour de lui et une armée derrière lui. »
L’Amyrlin se laissa retomber dans son fauteuil, mais se pencha de nouveau tout de suite en avant. Elle semblait écartelée entre la lassitude et l’espoir. « Mais voudra-t-il se proclamer ? S’il a peur… La Lumière sait qu’il a de quoi être effrayé, Moiraine, mais les hommes qui se disent le Dragon ont envie du pouvoir. S’il n’y tient pas…
— J’ai les moyens de le voir nommer Dragon, qu’il le veuille ou non. Et même si éventuellement j’échouais, le Dessin lui-même se chargerait de faire en sorte qu’il soit proclamé Dragon bon gré mal gré. Rappelle-toi, il est Ta’veren, Siuan. Il n’a pas plus d’emprise sur son destin qu’une mèche de chandelle sur la flamme. »
L’Amyrlin soupira. « C’est hasardeux, Moiraine. Bien hasardeux, mais mon père avait coutume de dire : “Ma fille, si tu ne tentes pas ta chance, tu ne gagneras jamais un sou.” Nous avons des plans à établir. Assieds-toi ; cela ne se réglera pas en cinq minutes. Je vais commander qu’on nous apporte du vin et du fromage. »
Moiraine secoua la tête. « Nous sommes déjà restées enfermées en tête à tête trop longtemps. Si l’on a essayé d’écouter et découvert tes Gardes, on doit commencer à se poser des questions. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Nous pouvons arranger une autre rencontre demain. » Sans compter, ma très chère amie, que je ne peux pas tout te dire et je ne veux pas risquer de te laisser apprendre que j’ai des secrets pour toi.
« Je suppose que tu as raison. Mais à la première heure, demain matin. Il y a bien des choses qu’il me faut connaître.
— Demain matin », acquiesça Moiraine. L’Amyrlin se leva et elles s’embrassèrent, « Demain, je te raconterai tout ce que tu as besoin de savoir. »
Leane regarda Moiraine d’un œil scrutateur quand elle sortit dans l’antichambre, puis se précipita dans l’appartement de l’Amyrlin. Moiraine s’efforça de prendre une mine abattue, comme si elle avait subi l’une des redoutables réprimandes de l’Amyrlin – la plupart des femmes, quelque dotées de fort caractère qu’elles fussent, en revenaient les yeux dilatés et les genoux flageolants – mais c’était une expression qui lui était étrangère. Elle avait l’air plus furieuse qu’autre chose, ce qui aboutit à peu près au but recherché. Elle n’eut que vaguement conscience des autres personnes présentes dans l’antichambre ; elle avait l’impression que certaines étaient parties et d’autres arrivées depuis qu’elle était entrée chez l’Amyrlin, mais elle leur adressa à peine un coup d’œil. L’heure était tardive et il y avait beaucoup à faire avant le matin. Beaucoup avant qu’elle s’entretienne de nouveau avec l’Amyrlin.
Hâtant le pas, elle s’enfonça au cœur de la citadelle.
Progressant dans la nuit à travers le Tarabon au son du cliquetis des harnachements, sous les rayons d’un croissant de lune, la colonne aurait formé un spectacle impressionnant si des gens avaient été là pour la voir. Deux mille Enfants de la Lumière, pas un de moins, bien montés, en tabard et manteau blancs, la cuirasse brillante, avec leur train de chariots de ravitaillement, de maréchaux-ferrants et de palefreniers menant des files de chevaux de réserve. Il y avait des bourgades dans cette région aux forêts clairsemées, mais ils avaient délaissé les routes et s’étaient même tenus à l’écart des petites fermes. Ils avaient rendez-vous avec… quelqu’un… dans un village minuscule près de la frontière nord du Tarabon à la lisière de la Plaine d’Almoth.
Geofram Bornhald, chevauchant à la tête de ses hommes, s’interrogeait sur ce qui les attendait. Il se rappelait trop bien son entrevue avec Pedron Niall, Seigneur Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière, à Amador, mais il n’avait pas appris grand-chose là-bas.
« Nous sommes seuls, Geofram », avait dit l’homme aux cheveux blancs. Sa voix était ténue, affaiblie par l’âge. « Je me souviens d’avoir reçu votre serment… voyons… cela doit faire trente-six ans maintenant. »
Bornhald s’était mis au garde-à-vous. « Seigneur Capitaine Commandant, puis-je demander pourquoi j’ai reçu l’ordre de quitter Caemlyn avec une telle précipitation ? Il suffisait de presque rien pour que Morgase soit renversée. Il y a dans l’Andor des Maisons qui considèrent les relations avec Tar Valon du même œil que nous et elles étaient prêtes à revendiquer le trône. J’ai chargé Eamon Valda de me remplacer, mais il semblait résolu à suivre la Fille-Héritière à Tar Valon. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il a enlevé la jeune fille ou même attaqué Tar Valon. » Et Dain, le fils de Bornhald, était arrivé juste avant que Bornhald soit convoqué. Dain était plein de zèle. De trop de zèle, parfois. Suffisamment pour se laisser entraîner aveuglément dans tout ce que Valda projetait.
« Valda marche dans la Lumière, Geofram. Mais vous êtes le meilleur chef de guerre des Enfants. Vous constituerez une légion avec les hommes les plus sûrs que vous trouverez et vous les conduirez dans le Tarabon, en évitant tous les yeux reliés à une langue qui pourrait parler. Cette langue doit être réduite au silence si les yeux ont vu. »
Bornhald avait hésité. Cinquante Enfants à la fois, ou même une centaine, pouvaient pénétrer dans un pays sans que cela suscite d’inquiétude, du moins ouvertement, mais une légion entière… « Est-ce la guerre, Seigneur Capitaine Commandant ? Des propos courent les rues. Des rumeurs absurdes pour la plupart, concernant le retour des armées d’Artur Aile-de-Faucon. » Le vieillard resta muet. « Le roi…
— Ne commande pas les Enfants, Seigneur Capitaine Bornhald. » Pour la première fois, il y avait une note de sécheresse dans la voix du Seigneur Capitaine Commandant. « Le chef, c’est moi. Que le Roi siège dans son palais et fasse ce qu’il fait le mieux. C’est-à-dire rien. Vous serez accueilli dans un village appelé Alcruna et là vous recevrez vos ordres définitifs. Je compte que votre légion arrive d’ici trois jours. Maintenant, partez Geofram. Vous avez du pain sur la planche. »
Bornhald avait froncé les sourcils. « Pardon, Seigneur Capitaine Commandant, mais qui m’attendra là-bas ? Pourquoi vais-je risquer de déclencher une guerre avec le Tarabon ?
— Vous serez informé de ce que vous devez savoir quand vous arriverez à Alcruna. » Le Seigneur Capitaine Commandant avait paru soudain plus vieux que son âge. Il tiraillait machinalement sa tunique blanche, avec le soleil d’or rayonnant des Enfants déployé sur sa poitrine. « Il a des forces en mouvement dont vous ignorer l’existence, Geofram. Au-delà de ce que même vous pouvez savoir. Choisissez vite vos hommes. Maintenant, partez. Ne m’en demandez pas plus. Et que la Lumière vous accompagne. »