La lectrice fut la première à s’apercevoir de la présence de Liandrin. Elle s’interrompit net en écarquillant les yeux de surprise. Les autres se retournèrent pour voir ce qu’elle regardait avec tant de stupeur et le silence remplaça les rires. Toutes sauf Amalisa se relevèrent à la va-vite, en rajustant leur robe et leur coiffure.
La Dame Amalisa se redressa avec grâce en souriant. « Vous nous honorez par votre présence, Liandrin. Je ne vous attendais pas avant demain. Je pensais que vous voudriez vous reposer après votre long voya… »
Liandrin lui coupa sèchement la parole, déclarant à la cantonade : « Je veux m’entretenir en particulier avec la Dame Amalisa. Sortez toutes. Maintenant. »
Il y eut un moment de silence choqué, puis les autres dames souhaitèrent le bonsoir à Amalisa. L’une après l’autre, elles s’inclinèrent dans une révérence devant Liandrin, mais elle ne répondit pas à leurs salutations. Elle continua à fixer le vide droit devant elle, ce qui ne l’empêchait pas de les voir et de les entendre. Des honneurs rendus d’une voix oppressée par le malaise que provoquait l’humeur de l’Aes Sedai. Les yeux se baissant comme elle affectait de les ignorer. Elles s’effacèrent de leur mieux quand elles passèrent devant elle en se dirigeant vers la porte, se repliant gauchement pour éviter que leurs jupes effleurent la sienne.
Quand la porte se referma sur la dernière, Amalisa dit : « Liandrin, je ne comprends pas…
— Marchez-vous dans la Lumière, ma Fille ? » Plus question ici de se servir de cette stupide forme d’adresse de « Sœur ». L’autre avait un petit nombre d’années de plus qu’elle, mais l’antique étiquette devait être observée. Quelle que soit la longueur de temps où elle avait été oubliée, le moment était venu de la remettre en usage.
Dès que la question fut sortie de sa bouche, toutefois, Liandrin se rendit compte de son erreur. C’était une interrogation susceptible immanquablement de susciter le doute et l’anxiété, venant d’une Aes Sedai, mais le dos d’Amalisa s’était raidi et son visage durci.
« Voilà qui est insultant, Liandrin Sedai. Je suis du Shienar, issue d’une Maison noble et du sang de soldats. Mes ancêtres ont combattu l’Ombre bien avant qu’ait existé un Shienar, pendant trois mille ans sans faillir ni éprouver un jour de faiblesse. »
Liandrin changea d’objectif mais ne battit pas en retraite. Elle traversa la salle à grands pas et prit sur la tablette de la cheminée le volume relié en cuir de La Danse du Faucon et du Colibri et le soupesa sans le regarder. « Dans le Shienar encore plus que dans d’autres pays, ma fille, la Lumière doit être précieuse et l’Ombre redoutée. » D’un geste négligent, elle jeta le livre dans le feu. Des flammes jaillirent comme si c’était un morceau de bois résineux et léchèrent avec un ronflement les parois de l’âtre. Au même instant, toutes les lampes de la salle flamboyèrent en sifflant. « Ici plus que partout ailleurs. Ici, à une telle proximité de la Dévastation maudite, où guette la corruption. Ici, même quelqu’un qui croit marcher dans la Lumière risque encore d’être corrompu par l’Ombre. »
Des gouttes de sueur perlaient sur le front d’Amalisa. La main qu’elle avait levée dans un geste de protestation pour le sort de son livre retomba lentement à son côté. Son expression avait conservé sa fermeté, mais Liandrin la vit avaler sa salive et changer de posture. « Je ne comprends pas, Liandrin Sedai. S’agit-il du livre ? Ce ne sont que sottises innocentes. »
Il y avait un léger manque d’assurance dans sa voix. Les parois de verre des lampes se fêlèrent sous l’effet de la chaleur croissante et des bonds grandissants des flammes qui rendaient la salle aussi éclatante qu’en plein midi dans un ciel sans nuage. Amalisa était raide comme un piquet, les traits crispés à force de tenter de ne pas plisser les paupières.
« C’est vous qui êtes sotte, ma Fille. Je ne me soucie en rien de livres. Ici, les hommes pénètrent dans la Dévastation et marchent dans sa souillure. Dans l’Ombre même. Pourquoi vous étonner que cette souillure puisse s’infiltrer en eux ? Qu’ils le veuillent ou non, elle s’y insinue. Pourquoi croyez-vous que l’Amyrlin soit venue en personne ?
— Non. » C’était un hoquet.
« J’appartiens à l’Ajah Rouge, ma Fille, poursuivit Liandrin d’une voix implacable. Je pourchasse tous les hommes corrompus.
— Je ne comprends pas.
— Non seulement les infâmes qui s’essaient à user du Pouvoir Unique. Tous les corrompus. Les puissants et les humbles, je les recherche.
— Je ne… » Amalisa s’humecta les lèvres gauchement et fit un effort visible pour se reprendre. « Je ne comprends pas, Liandrin Sedai. Voudriez-vous…
— Les puissants avant même les humbles.
— Non ! » Comme si quelque support invisible s’était volatilisé, Amalisa tomba à genoux et sa tête s’inclina. « Je vous en prie, Liandrin Sedai, dites que vous ne pensez pas à Agelmar. Impossible que ce soit lui. »
Dans cet instant de doute et de confusion, Liandrin frappa. Sans bouger, elle déchaîna le Pouvoir Unique. Amalisa eut un hoquet et sursauta comme si elle avait été piquée par une aiguille, et la bouche de Liandrin habituellement pincée par une expression atrabilaire s’étira en un sourire.
C’était sa petite magie personnelle depuis l’enfance, le premier des talents dont elle avait eu conscience. Dès que la Maîtresse des Novices s’en était aperçue, elle lui avait interdit de s’en servir mais, pour Liandrin, cela ne représentait qu’une chose de plus qu’il lui fallait dissimuler à quiconque était jaloux d’elle.
Elle s’avança d’un pas assuré et releva le menton d’Amalisa. Le métal qui lui avait donné sa rigidité était encore là, mais c’était un métal maintenant plus vil, malléable s’il était soumis aux pressions appropriées. Des larmes perlaient au coin des yeux d’Amalisa, luisant sur ses joues. Liandrin laissa les feux diminuer d’intensité jusqu’à redevenir normaux ; ce n’était plus nécessaire. Elle adoucit ses paroles, mais sa voix était aussi inflexible que de l’acier.
« Ma Fille, personne ne veut vous voir, Agelmar et vous, jetés en pâture au peuple comme étant des Amis du Ténébreux. Je vous aiderai, mais vous devez m’aider.
— V-vous aider ? » Amalisa porta ses mains à ses tempes ; elle semblait désorientée. « Je vous en prie, Liandrin Sedai, je ne… comprends pas. C’est tellement… tellement… »
Le don de Liandrin n’était pas parfait ; elle était incapable de forcer qui que ce soit à faire ce qu’elle voulait – non qu’elle n’ait pas essayé ; oh, comme elle s’y était essayée ! Par contre, elle pouvait les rendre accessibles à ses arguments, les inciter à vouloir la croire, à vouloir par-dessus tout être convaincus de la justesse de ses dires.
« Obéissez, ma Fille. Obéissez et répondez avec franchise à mes questions, et je promets que personne ne vous traitera d’Amis du Ténébreux, vous et Agelmar. Vous ne serez pas traînés nus à travers les rues et chassés de la ville à coups de fouet si le peuple ne vous a pas mis en pièces avant. Cela, je ne le laisserai pas arriver. Vous comprenez ?
— Oui, Liandrin Sedai, oui. Je ferai ce que vous dites et vous répondrai avec sincérité. »