Liandrin se redressa de toute sa taille, regardant de haut l’autre femme. Dame Amalisa resta comme elle était, à genoux, l’expression aussi confiante que celle d’un enfant, un enfant qui attend d’être réconforté et aidé par quelqu’un de plus sage et de plus fort. Pour Liandrin, c’était dans l’ordre des choses. Elle n’avait jamais compris pourquoi de simples inclinations de tête ou révérences suffisaient pour des Aes Sedai alors qu’hommes et femmes pliaient le genou devant les rois et les reines. Quelle reine a en elle mon pouvoir ? Sa bouche se crispa avec colère, et Amalisa frissonna.
« Tranquillisez-vous, ma Fille. Je suis venue pour vous aider, non pour punir. Seuls seront châtiés ceux qui le méritent. Uniquement la vérité vous me direz.
— Oui, Liandrin Sedai. Oui, je le jure sur ma Maison et mon honneur.
— Moiraine est venue à Fal Dara avec un Ami du Ténébreux. »
Amalisa était trop épouvantée pour témoigner de la surprise. « Oh, non, Liandrin Sedai. Non. Cet homme est arrivé plus tard. Il est au cachot maintenant.
— Plus tard, vous dites. Mais il est vrai qu’elle s’entretient souvent avec lui ? Elle est souvent en compagnie de cet Ami du Ténébreux ? Seul ?
— Quel-quelquefois, Liandrin Sedai. Seulement de temps en temps. Elle souhaite découvrir pourquoi il est venu ici. Moiraine Sedai est… » Liandrin leva la main d’un geste sec et Amalisa ravala ce qu’elle s’apprêtait à ajouter.
« Par trois jeunes gens Moiraine était accompagnée. Cela, je le sais. Où sont-ils ? Je suis allée dans leur chambre et ils sont introuvables.
— Je… je l’ignore, Liandrin Sedai. Ils semblent de gentils garçons. Assurément, vous ne les prenez pas pour des Amis des Ténèbres.
— Des Amis des Ténèbres, non. Pire. Bien plus dangereux que des Amis du Ténébreux, ma Fille. Ils mettent le monde entier en péril. Il faut les découvrir. Vous ordonnerez à vos servantes de fouiller la citadelle, et vous en ferez autant vous et vos suivantes. Dans tous les coins et recoins. À ceci, veillez vous-même. Vous-même ! Et à personne n’en parlez, sauf à celles que j’ai mentionnées. Personne d’autre ne doit être au courant. Pas une âme. De Fal Dara en secret ces jeunes gens doivent être subtilisés et à Tar Valon emmenés. Dans le plus grand secret.
— Il en sera selon vos ordres, Liandrin Sedai, mais je ne comprends pas la nécessité de ce mystère. Personne ici ne contrecarrera une Aes Sedai.
— L’Ajah Noire, vous en avez entendu parler ? » Les yeux d’Amalisa parurent jaillir de leurs orbites, elle se rejeta en arrière dans un sursaut qui l’écarta de Liandrin, les mains levées comme pour parer un coup. « Une… une inf… infâme rumeur, Liandrin Sedai. Inf-infâme. Il n’y a pas-as d’Aes Sedai qui serve le Ténébreux. Je ne le crois pas. Soyez-en assurée ! Par-devant la Lumière, je… je jure que je ne le crois pas. Sur mon honneur et ma Maison, je jure… »
Liandrin la laissait froidement parler, regardant s’engloutir dans son propre silence l’ultime reliquat de force de l’autre femme. On avait vu des Aes Sedai se mettre en colère, une colère terrible, contre ceux qui ne faisaient que mentionner l’Ajah Noire, pour ne rien dire de ceux qui affirmaient croire en son existence secrète. Après cela, avec sa volonté déjà minée par ce petit tour de son enfance, Amalisa serait de l’argile entre ses mains. Après un coup supplémentaire.
« L’Ajah Noire est bien réelle, enfant. Réelle et ici dans les murs de Fal Dara. » Amalisa demeura à genoux, bouche bée. L’Ajah Noire. Les Aes Sedai qui étaient aussi des Amies du Ténébreux. Presque aussi horrible que d’apprendre que le Ténébreux en personne arpentait la citadelle. Néanmoins, Liandrin ne voulut pas s’en tenir là. « L’Aes Sedai que vous croisez dans les couloirs, c’est une Sœur Noire peut-être. Ceci je le garantis. Je ne veux pas vous les désigner, mais ma protection, vous la donner je peux. Si dans la Lumière vous marchez et m’obéissez.
— Je vous obéirai, chuchota Amalisa d’une voix étranglée. Je le ferai, je vous en prie, Liandrin Sedai, je vous en prie, promettez de protéger mon frère et mes dames…
— Qui mérite protection l’aura. Occupez-vous de vous-même, ma Fille. Et ne pensez qu’à ce que j’exige de vous. Seulement à cela. Le sort du monde en dépend, ma Fille. Tout le reste, n’y pensez pas.
— Oui, Liandrin Sedai. Oui, oui. »
Liandrin se détourna et traversa la pièce, ne regardant en arrière qu’une fois près de la porte. Amalisa était encore à genoux, la regardant toujours d’un air anxieux. « Relevez-vous, Dame Amalisa. » Liandrin avait pris un ton gracieux, avec seulement un soupçon de l’ironie qu’elle ressentait. Une Sœur, vraiment ! Pas vingt-quatre heures comme novice elle ne résisterait. Alors que le pouvoir de commander, ELLE l’a. « Relevez-vous. » Amalisa se redressa par lentes saccades comme si elle était restée ligotée pieds et poings liés pendant des heures. Quand elle fut finalement debout, Liandrin dit, l’inflexibilité revenue pleine et entière : « Et si vous échouez à secourir le monde, si vous échouez à m’obéir, le sort de ce misérable Ami du Ténébreux au fond de son cachot vous paraîtra enviable. »
D’après l’expression d’Amalisa, Liandrin conclut que s’il y avait échec ce ne serait pas faute de manque d’effort de sa part.
Rabattant la porte derrière elle, Liandrin sentit soudain un fourmillement lui parcourir la peau. Le souffle oppressé, elle pivota sur elle-même et regarda d’un bout à l’autre le couloir faiblement éclairé. Désert. La nuit était complètement tombée au-delà des meurtrières. Le couloir était vide, pourtant elle avait la certitude que des yeux s’étaient posés sur elle. Le couloir vide, sombre entre les lampes fixées au mur, la narguait. Elle haussa les épaules avec malaise, puis s’enfonça dans le couloir d’un pas décidé. Mon imagination me joue des tours. Rien de plus.
Nuit noire déjà et il y avait beaucoup à faire avant l’aube. Ses ordres avaient été explicites.
Quelle que fût l’heure, une obscurité aussi profonde que dans un four emplissait les cachots, à moins que quelqu’un n’apporte une lanterne, mais Padan Fain était assis au bord de sa couchette, regardant fixement dans le noir avec un sourire sur le visage. Il entendait les deux autres prisonniers grommeler dans leur sommeil, marmotter en plein cauchemar. Padan Fain attendait quelque chose, quelque chose qu’il avait attendu depuis longtemps. Trop longtemps. Mais plus pour longtemps.
La porte donnant sur l’antichambre où se tenaient les gardes s’ouvrit, et déversa un flot de lumière qui dessina en noir une silhouette sur le seuil.
Fain se leva. « Vous ! Ce n’est pas qui j’attendais. » Il s’étira avec une nonchalance qu’il n’éprouvait pas. Le sang courait dans ses veines ; il avait l’impression d’être capable de sauter par-dessus la citadelle s’il essayait. « Surprises pour tout le monde, hein ? Eh bien, allons-y. La nuit s’avance et je veux dormir un moment. »
Tandis qu’une lampe entrait dans la cellule, Fain levait la tête en souriant à quelque chose d’invisible mais de senti par-delà la voûte de pierre du cachot. « Ce n’est pas encore fini, murmura-t-il. La bataille n’est jamais terminée. »
6
Sombre Prophétie
La porte de la ferme trembla sous le choc de coups violents frappés à l’extérieur ; la lourde bâcle en travers du battant tressautait dans ses crampons. De l’autre côté de la fenêtre voisine de la porte remuait la silhouette au mufle épais d’un Trolloc. Il y avait des fenêtres partout, et d’autres formes vagues au-dehors. Pas assez noyées dans l’ombre, toutefois. Rand les distinguait encore.
Les fenêtres, songea-t-il avec désespoir. Il s’éloigna de la porte à reculons, serrant à deux mains son épée devant lui. Même si la porte tient bon, ils peuvent enfoncer les fenêtres. Pourquoi n’essaient-ils pas les fenêtres ?