— Je suis comme je suis, ma Mère, réussit-il à dire d’une voix assez neutre. Je suis prêt pour ce qui vient. »
L’Amyrlin tiqua. « Lan vous a donc bien fait la leçon. Écoutez-moi, jeune homme. Dans quelques heures, Ingtar partira à la recherche du Cor volé. Votre ami, Mat, s’en ira avec lui. Je pense que votre autre ami – Perrin ? – ira également. Désirez-vous les accompagner ?
— Mat et Perrin s’en vont ? Pourquoi ? » Il se rappela tardivement d’ajouter un respectueux « ma Mère ».
« Vous êtes au courant pour le poignard que portait votre ami ? » Un plissement de lèvres montra ce qu’elle pensait de ce poignard. « Il a été volé aussi. À moins de le retrouver, le lien entre votre ami et cette lame ne peut être complètement tranché et Mat mourra. Vous pouvez chevaucher avec eux si vous voulez. Ou vous pouvez rester ici. Nul doute que le Seigneur Agelmar vous gardera comme son hôte autant que vous le souhaiterez. Moi aussi, je vais m’en aller aujourd’hui. Moiraine Sedai m’accompagne, de même Egwene et Nynaeve, vous resterez donc seul si vous restez. À vous de choisir. »
Rand la regarda avec stupeur. Elle dit que je peux partir quand je veux. Est-ce pour cela qu’elle m’a convoqué ici ? Mat va mourir ! Il jeta un coup d’œil à Moiraine, assise impassible, les mains croisées dans son giron. On aurait cru à la voir que rien au monde ne la concernait moins que l’endroit où il se rendrait. De quel côté essayez-vous de me pousser, Aes Sedai ? Que je sois brûlé, j’irai d’un autre. Toutefois, si Mat se meurt… je ne peux pas l’abandonner. Par la Lumière, comment retrouverons-nous ce poignard !
« Vous n’êtes pas obligé de vous décider tout de suite », reprit l’Amyrlin. Elle ne paraissait pas non plus s’y intéresser outre mesure. « Mais il vous faudra choisir avant qu’Ingtar parte.
— Je me joindrai aux cavaliers d’Ingtar, ma Mère. »
L’Amyrlin hocha la tête distraitement. « Maintenant que ce détail est réglé, passons à des questions importantes. Je suis au courant que vous pouvez canaliser, jeune homme. Qu’est-ce que vous savez ? »
La bouche de Rand béa. Surpris en pleine réflexion inquiète pour Mat, les paroles de l’Amyrlin dites d’un ton détaché l’avaient frappé comme une porte de grange qui se rabat à toute volée. Les conseils et instructions de Lan furent pour ainsi dire balayés. Il dévisagea l’Amyrlin avec stupeur, en s’humectant les lèvres. C’était une chose de supposer qu’elle était renseignée sur son compte et une autre bien différente d’en avoir la certitude. La sueur perla finement au-dehors sur son front.
Elle se pencha en avant sur son siège, attendant sa réponse, mais il eut l’impression qu’elle avait envie de se reculer. Il se rappela ce que Lan avait dit. Si elle a peur de toi… Il eut envie de rire. Si elle avait peur de lui.
« Non, je ne le peux pas… je ne l’ai pas fait à dessein. C’est arrivé, simplement. Je ne veux pas… canaliser le Pouvoir. Je ne recommencerai jamais. Je le jure.
— Vous ne le voulez pas, dit l’Amyrlin. Ma foi, c’est sage de votre part. Et ridicule, aussi. Certains peuvent apprendre à canaliser ; la plupart ne le peuvent pas. Quelques-uns, toutefois, ont cette faculté implantée en eux à la naissance. Tôt ou tard, ils exercent le Pouvoir Unique, qu’ils le veuillent ou non, aussi sûrement que les œufs de poisson produisent des poissons. Vous continuerez à canaliser, mon garçon. Vous ne pouvez pas vous en empêcher. Et mieux vaut que vous appreniez à le canaliser, à le maîtriser, sinon vous ne vivrez pas assez longtemps pour devenir fou. Le Pouvoir Unique tue qui n’est pas capable de maîtriser son flot.
— Comment suis-je censé apprendre ? » s’exclama-t-il avec humeur. Moiraine et Vérine se contentaient de rester assises là, imperturbables, à l’observer. Comme des araignées. « Comment ? Moiraine affirme qu’elle ne peut rien m’enseigner et je ne sais pas comment apprendre. Je ne veux pas, de toute façon. Je veux cesser. Ne le comprenez-vous pas ? Cesser !
— Je t’ai dit la vérité, Rand », répliqua Moiraine. Elles parlaient comme s’ils avaient une conversation plaisante. « Ceux qui seraient en mesure de te former, les hommes Aes Sedai, sont morts depuis trois mille ans. Et une Aes Sedai de notre temps ne serait pas plus capable de t’enseigner à atteindre le saidin que toi d’apprendre à capter la saidar. Un oiseau ne peut pas plus apprendre à voler à un poisson qu’un poisson à nager à un oiseau.
— J’ai toujours pensé que ce dicton était faux, dit soudain Vérine. Il y a des oiseaux qui plongent et qui nagent. Et dans la Mer des Tempêtes il y a des poissons volants dont les longues nageoires se déploient aussi largement que vos bras étendus et des becs pareils à des épées qui peuvent transpercer… » Les mots s’éteignirent dans sa gorge et elle rougit. Moiraine et l’Amyrlin la regardaient sans expression.
Rand profita de l’interruption pour tenter de se ressaisir. Comme Tam le lui avait enseigné il y a longtemps, il créa dans son esprit une flamme unique qu’il alimenta de ses peurs, cherchant le néant, le calme du vide. La flamme parut s’enfler jusqu’à tout envelopper, jusqu’à être trop grande pour qu’il puisse encore la contenir ou l’imaginer. Alors elle disparut, laissant à sa place une sensation de paix. Sur son pourtour, des émotions papillotaient, peur et colère comme des taches noires, mais le vide tint bon. Les pensées glissaient à sa surface comme des cailloux sur la glace. L’attention des Aes Sedai ne s’était détournée qu’un instant mais, quand elles la reportèrent sur lui, son visage était calme.
« Pourquoi me parlez-vous ainsi, ma Mère ? demanda-t-il. Vous devriez être en train de me neutraliser. »
L’Amyrlin fronça les sourcils et se tourna vers Moiraine. « C’est Lan qui le lui a appris ?
— Non, ma Mère. Il l’a su par Tam al’Thor.
— Pourquoi ? » répéta Rand avec insistance. L’Amyrlin le regarda droit dans les yeux et dit :
« Parce que vous êtes le Dragon Réincarné. »
Le vide oscilla. Le monde vacilla. Tout semblait tourner autour de lui. Il se concentra sur le néant et le vide se rétablit, le monde s’immobilisa.
« Non, ma Mère. Je peux canaliser, que la Lumière m’assiste, mais je ne suis ni Raolin Fléau-du-Ténébreux, ni Guaire Amalasin, ni Yurian Arc-de-Pierre. Vous pouvez me neutraliser ou me tuer ou me laisser aller, mais je ne serai jamais un faux Dragon docile au bout de la laisse de Tar Valon. »
Il entendit Vérine reprendre convulsivement son souffle, et les yeux de l’Amyrlin s’agrandirent, leur regard aussi dur qu’un roc bleu. Rand n’en fut pas troublé ; cela glissa sur son vide intérieur.
« Où avez-vous entendu ces noms ? s’exclama l’Amyrlin d’une voix autoritaire. Qui vous a dit que Tar Valon tire les ficelles de n’importe quel faux Dragon ?
— Un ami, ma Mère, répliqua-t-il. Un ménestrel. Son nom était Thom Merrilin. Il est mort, maintenant. »
Moiraine émit un son et il lui jeta un coup d’œil. Elle avait soutenu que Thom n’était pas mort, mais elle n’en avait offert aucune preuve et il ne voyait pas comment un homme pouvait survivre dans un corps à corps avec un Évanescent. Cette pensée n’avait pas de rapport avec la situation présente et elle s’effaça de son esprit. Où seuls demeurèrent le vide et l’unité intérieure.
« Vous n’êtes pas un faux Dragon, déclara fermement l’Amyrlin. Vous êtes le vrai Dragon Réincarné.
— Je suis un berger des Deux Rivières, ma Mère.
— Ma fille, racontez-lui l’histoire. Une histoire vraie, jeune homme. Écoutez bien. »
Moiraine se mit à parler. Rand gardait les yeux fixés sur l’Amyrlin, mais il entendait.