« Qu’est-ce… » Il se contraignit à raffermir sa voix. « Qu’est-ce que vous allez me faire ?
— Rien », dit l’Amyrlin, et il battit des paupières. Ce n’était pas la réponse qu’il attendait, celle qu’il redoutait. « Vous dites que vous voulez accompagner votre ami avec Ingtar, cela vous est possible. Je ne vous ai distingué par aucune marque particulière. Quelques Sœurs savent peut-être que vous êtes Ta’veren, mais sans plus. Il n’y a que nous trois qui connaissions qui vous êtes réellement. Votre ami Perrin me sera amené comme vous l’avez été, et je rendrai visite à votre autre ami dans l’infirmerie. Il vous est loisible de vous rendre où vous voudrez sans craindre que nous lâchions les Sœurs Rouges sur vous. »
Qui vous êtes réellement. La colère flamba en lui, brûlante et corrosive. Il l’obligea à rester à l’intérieur, cachée. « Pourquoi ?
— Les Prophéties doivent s’accomplir. Nous vous laissons aller libre, sachant qui vous êtes, parce que, sinon, le monde que nous connaissons mourra et le Ténébreux mettra la terre à feu et à sang. Attention, toutes les Aes Sedai ne partagent pas ce point de vue. Il y en a ici à Fal Dara qui, seraient-elles au courant du dixième de ce que vous êtes, vous foudroieraient sans plus de remords que si elles vidaient un poisson. Mais aussi des hommes qui ont sans doute ri avec vous agiraient de même s’ils étaient au courant. Prenez garde, Rand al’Thor, Dragon Réincarné. »
Il jeta un coup d’œil à chacune d’elles, tour à tour. Vos Prophéties ne me concernent pas. Elles rendirent son regard avec tant de calme que c’était difficile de croire qu’elles tentaient de le convaincre qu’il était l’être le plus redouté, le plus exécré de l’histoire du monde. Il avait dépassé le stade de la peur et abouti dans un endroit glacé. La colère était tout ce qui lui tenait chaud. Elles pouvaient le neutraliser ou le rôtir sur place jusqu’à ce qu’il soit réduit en braises craquantes, cela lui était devenu complètement égal.
Une partie des instructions de Lan lui revinrent. La main gauche sur la poignée de son épée, il fit pivoter celle-ci derrière lui pour en attraper le fourreau dans la main droite, puis s’inclina, bras raidis. « Avec votre permission, ma Mère, puis-je quitter cette salle ?
— Je vous y autorise, mon fils. »
Se redressant, il s’attarda encore une minute. « Je ne veux pas être utilisé », leur déclara-t-il. Un long silence s’établit quand il se détourna et sortit.
Le silence perdura dans la salle après le départ de Rand jusqu’à ce qu’il soit rompu par un long soupir de l’Amyrlin. « Je ne parviens pas à me réjouir de ce que nous venons de faire, dit-elle. C’était nécessaire, mais… Cela a-t-il été efficace, mes Filles ? »
Moiraine secoua la tête, d’un mouvement tout juste perceptible. « Je ne sais pas, mais c’était effectivement nécessaire et cela le reste.
— Nécessaire », acquiesça à son tour Vérine. Elle porta la main à son front, puis examina ses doigts humides. « Il est fort. Et aussi entêté que vous le disiez, Moiraine. Beaucoup plus fort que je ne m’y attendais. Nous devrons peut-être finir par le neutraliser avant que… » Ses yeux se dilatèrent. « Mais c’est impossible, n’est-ce pas ? Les Prophéties. La Lumière nous pardonne ce que nous déchaînons sur le monde.
— Les Prophéties, répéta Moiraine avec un hochement de tête. Ensuite, nous agirons comme nous le devons. De même que maintenant.
— Comme nous le devons, dit l’Amyrlin. Oui. Mais quand il aura appris à canaliser, que la Lumière nous vienne en aide à tous. »
Le silence retomba.
*..*
Une tempête approchait, Nynaeve en avait la conviction. Une grosse tempête, pire qu’elle n’en avait jamais vue. Elle savait écouter le vent et entendre comment le temps tournerait. Toutes les Sagesses prétendaient être en mesure de le faire, encore que nombreuses fussent celles qui en étaient incapables. Nynaeve avait été plus à l’aise de posséder ce don avant d’apprendre que c’était une manifestation du Pouvoir. Toute femme sachant écouter le vent avait le don de canaliser, bien que la plupart soient comme elle, ignorantes de la faculté qu’elles exerçaient et ne la maîtrisant que par à-coups.
Cette fois, pourtant, quelque chose clochait. Au-dehors, le soleil matinal était une boule dorée dans un ciel bleu dégagé et les oiseaux chantaient dans les jardins, mais cela ne voulait rien dire. Écouter le vent n’aurait servi à rien si elle n’avait pas su prévoir le temps avant que les signes soient visibles. L’intuition qui l’habitait avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose ne ressemblant pas tout à fait à ce qu’elle était d’habitude. La tempête semblait lointaine, beaucoup trop pour qu’elle décèle sa présence. Néanmoins, elle avait l’impression que le ciel au-dessus de sa tête aurait dû déverser des tonnes de pluie, de neige et de grêlons, tout à la fois, avec des vents hurlant à ébranler les pierres de la citadelle. Et elle percevait également que le joli temps durerait encore pendant des jours, mais cette intuition-là était estompée sous l’autre.
Un chardonneret bleu vint se poser dans une meurtrière comme une moquerie de son sens divinatoire du temps, et regarda dans le couloir. Quand il la vit, il s’envola dans un éclair de plumes blanches et bleues.
Elle contempla l’endroit où s’était trouvé l’oiseau. Il y a une tempête, et il n’y en a pas. Cela signifie quelque chose, mais quoi ?
Au fond du couloir rempli de femmes et d’enfants, elle aperçut Rand qui s’éloignait à grands pas, son escorte de femmes courant à moitié pour arriver à le suivre. Nynaeve hocha la tête avec fermeté. S’il y avait une tempête qui n’était pas une tempête, Rand devait en être le centre. Rassemblant ses jupes, elle se hâta pour le rattraper.
Des femmes avec qui elle s’était liée d’amitié depuis son arrivée à Fal Dara essayèrent de lui parler ; elles savaient que Rand était venu avec elle et qu’ils étaient tous deux natifs des Deux Rivières, et elles voulaient apprendre d’elle pourquoi l’Amyrlin l’avait convoqué. L’Amyrlin ! Un poids de glace au creux du ventre, elle se mit à courir mais, avant d’être sortie des appartements des femmes, elle l’avait perdu de vue au détour de trop nombreux tournants et derrière une trop grande foule.
« Quel chemin a-t-il pris ? » demanda-t-elle à Nisura. Inutile de préciser qui. Elle avait entendu le nom de Rand dans les conversations des autres femmes groupées autour des portes rondes.
« Je l’ignore, Nynaeve. Il est sorti aussi vite que s’il avait eu le Tue-Cœurs en personne à ses trousses. Rien d’étonnant, étant venu ici avec une épée à la ceinture. Le Ténébreux devrait être le moindre de ses soucis après ça. Où va donc le monde ? Et lui présenté à l’Amyrlin dans ses appartements, pas moins. Dites-moi, Nynaeve, est-il réellement un prince dans votre pays ? » Les autres femmes cessèrent de parler entre elles et se rapprochèrent pour écouter.
Nynaeve ne savait pas trop ce qu’elle avait répondu. Quelque chose qui les avait incitées à la laisser poursuivre son chemin. Elle se hâta, de sortir des appartements des femmes, la tête pivotant à chaque intersection avec d’autres couloirs pour trouver Rand, les poings serrés. Par la Lumière, que lui ont-elles fait ? J’aurais dû m’arranger pour l’arracher à Moiraine, que la Lumière aveugle cette Aes Sedai. Je suis la Sagesse de Rand.