« Nous n’avons sacrément pas emporté assez de vivres pour que tu les répandes sur ce bougre de sol. » Le borgne jeta un coup d’œil à Rand et s’éloigna. Masema se frotta l’oreille, mais c’est Rand que suivit son regard furieux.
Rand alla rejoindre Ingtar et Loial, assis par terre sous les larges branches d’un chêne. Ingtar avait posé son casque à côté de lui mais avait gardé son armure. Mat et Perrin étaient déjà là, mangeant avec avidité. Mat émit un ricanement moqueur à destination de la tunique de Rand, mais Perrin leva à peine la tête, ses yeux d’or étincelant dans la clarté diffuse des foyers, avant de la rabaisser vers son assiette.
Au moins, cette fois, ne sont-ils pas partis.
Il s’installa en tailleur de l’autre côté d’Ingtar. « J’aimerais savoir pourquoi Uno ne cesse de me regarder. C’est probablement à cause de ce sacré justaucorps. »
Ingtar s’arrêta pensivement de mâcher une bouchée de ragoût. « Uno se demande sans doute si vous êtes digne d’une épée estampillée au héron. » Mat ricana bruyamment, mais Ingtar continua d’un ton imperturbable : « Ne laissez pas Uno vous impressionner. Il traiterait le Seigneur Agelmar comme un bleu s’il le pouvait. Ma foi, peut-être pas Agelmar, mais n’importe qui d’autre. Il a une langue qui râpe comme une lime, mais il donne de bons conseils. Rien d’étonnant ; il a fait des campagnes bien avant que je sois né. Écoutez ses conseils, ne vous offensez pas de sa façon de parler et vous vous entendrez bien avec Uno.
— Je croyais qu’il était comme Masema. » Rand enfourna une cuillerée de ragoût dans sa bouche. C’était trop chaud, mais il l’avala quand même. Ils n’avaient rien mangé depuis Fal Dara, et il avait été trop soucieux pour prendre un petit déjeuner le matin. Son estomac gargouillait, lui rappelant que c’était grand temps de combler ce vide. Il se demanda si dire à Masema qu’il appréciait le repas l’aiderait. « Masema se conduit comme s’il me haïssait, et je ne comprends pas pourquoi.
— Masema a servi trois ans dans les Marches Orientales, expliqua Ingtar. À Ankor Dail, contre les Aiels. » Il remua son ragoût avec sa cuillère, en fronçant les sourcils. « Je ne pose pas de questions, notez bien. Si Lan Dai Shan et Moiraine Sedai veulent dire que vous êtes d’Andor, des Deux Rivières, eh bien, vous en êtes. Mais Masema ne peut s’ôter de la tête l’aspect des Aiels et, quand il vous voit… » Il haussa les épaules. « Je ne pose pas de questions. »
Rand laissa tomber sa cuillère dans son assiette avec un soupir. « Tout le monde me prend pour quelqu’un que je ne suis pas. Je suis des Deux Rivières, Ingtar. Je plantais du tabac avec… avec mon père et je m’occupais de ses moutons. Voilà ce que je suis, un paysan et un berger des Deux Rivières.
— Il est bien des Deux Rivières, commenta Mat avec mépris. J’ai grandi avec lui, mais vous ne vous en douteriez pas maintenant. Mettez-lui dans la tête cette histoire idiote d’Aiel en plus de ce qui s’y trouve déjà et la Lumière sait ce que nous obtiendrons. Un seigneur aiel, peut-être.
— Non, dit Loial, il en a effectivement l’apparence. Rappelez-vous, Rand, j’en avais fait la remarque une fois, tout en pensant que c’était simplement parce que je ne vous connaissais pas encore assez bien, vous autres humains. Vous vous souvenez ? Jusqu’à ce que l’ombre se soit dissipée, jusqu’à ce que l’eau ait disparu, plongeant dans les Ténèbres les lèvres retroussées sur les dents, hurlant un défi avec ce qui reste de souffle, pour cracher dans l’œil de l’Aveugleur au Dernier Jour. Vous vous souvenez, Rand. »
Rand regarda fixement son assiette. Drapez-vous une SHOUFA autour de la tête et vous serez l’image d’un Aiel. Ainsi avait parlé Gawyn, frère d’Élayne, la Fille-Héritière d’Andor. Tout le monde me prend pour ce que je ne suis pas.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna Mat. Cette histoire de cracher dans l’œil du Ténébreux.
— C’est jusqu’où les Aiels disent qu’ils se battront, répliqua Ingtar, et je ne doute pas qu’ils le feront. À part les colporteurs et les ménestrels, les Aiels divisent le monde en deux. Les Aiels et leurs ennemis. Ils y ont ajouté le Cairhien il y a cinq cents ans, pour une raison que personne ne comprend sauf un Aiel, mais je ne pense pas qu’ils recommenceront un jour.
— Je suppose que non, acquiesça Loial avec un soupir. N’empêche qu’ils laissent les Tuatha’ans, le Peuple Nomade, traverser le désert. Et ils ne considèrent pas non plus les Ogiers comme des ennemis, bien que je doute qu’aucun d’entre nous ait envie d’aller s’installer dans le Désert. Des Aiels viennent parfois au Stedding Shangtai pour troquer contre du bois chanté. Un peuple dur, toutefois. »
Ingtar hocha la tête. « J’aimerais avoir des hommes aussi durs. Moitié aussi durs.
— Vous plaisantez ? s’exclama Mat en riant. Si je courais un quart de lieue avec tout l’acier que vous portez sur le dos, je tomberais par terre et je dormirais une semaine. Vous l’avez fait lieue après lieue la journée entière.
— Les Aiels sont durs, reprit Ingtar. Les hommes comme les femmes, ils sont durs. Je me suis battu contre eux et je le sais. Ils courront pendant vingt lieues et livreront bataille ensuite. Ils sont la mort en marche, avec ou sans arme. Sauf l’épée. Ils ne toucheront jamais à une épée, pour on ne sait quelle raison. Pas plus qu’ils ne monteront à cheval, non pas qu’ils en aient besoin. Auriez-vous une épée et l’Aiel les mains nues, le combat serait égal. À condition que vous soyez un bon guerrier. Ils élèvent du bétail et des chèvres là où vous et moi serions morts de soif avant la fin de la journée. Ils creusent leurs villages dans d’énormes aiguilles rocheuses au cœur du Désert. Ils y résident depuis la Destruction du Monde ou à peu près. Artur Aile-de-Faucon a tenté de les déloger et a vu ses hommes décimés, les seules défaites importantes qu’il ait jamais subies. De jour, la chaleur fait vibrer l’air du Désert d’Aiel et, la nuit, il gèle. Et un Aiel vous dévisagera de ses yeux bleus sans ciller en vous affirmant qu’il ne voudrait vivre nulle part ailleurs sur terre. Et ce ne sera pas un mensonge. Si les Aiels tentaient jamais de quitter leur désert, nous aurions du mal à les en empêcher. La Guerre avec les Aiels a duré trois ans et seulement quatre clans sur les treize y étaient engagés.
— Des yeux gris hérités de sa mère n’en font pas un Aiel », objecta Mat.
Ingtar haussa les épaules. « Je l’ai déjà dit, je ne pose pas de questions. »
Quand Rand s’installa finalement pour la nuit, sa tête bourdonnait de pensées qu’il ne parvenait pas à chasser. L’image même d’un Aiel. Moiraine Sedai veut que tu passes pour être des Deux Rivières. Les Aiels ont tout ravagé jusqu’à Tar Valon. Né sur les pentes du Mont-Dragon. Le Dragon Réincarné.
Il marmonna « Je ne me laisserai pas utiliser », mais le sommeil fut long à venir.
Ingtar leva le camp avant l’aube le lendemain matin. Ils avaient pris le premier repas du jour et chevauchaient en direction du sud alors que les nuages à l’est avaient la teinte rose annonciatrice d’un soleil pas encore levé et que la rosée perlait toujours sur les feuilles. Cette fois, Ingtar envoya en avant des éclaireurs et, si l’allure restait soutenue, elle ne risquait plus de crever les chevaux. Ingtar, songea Rand, avait peut-être compris qu’ils n’accompliraient pas leur mission en une journée. La piste conduisait toujours vers le sud, disait Hurin. Jusqu’à ce que, deux heures après le lever du soleil, un des éclaireurs revienne au galop.