« Rand ? » Il sursauta en entendant la voix d’Ingtar près de lui. « Allez-vous rester toute la nuit un pied dans l’étrier ? »
Rand posa son autre pied sur le sol. « Ingtar, qu’est-ce qui s’est passé là-bas, dans ce village ?
— Des Trollocs les ont pris. Comme les gens au bac. Voilà ce qui est arrivé. L’Évanescent… » Ingtar haussa les épaules et baissa les yeux sur un paquet plat et carré enveloppé de toile qu’il portait ; il le considérait comme s’il y voyait cachés des secrets qu’il aurait préféré ne pas connaître. « Les Trollocs les ont emmenés comme provisions de bouche. Ils le font aussi dans les villages et les fermes proches de la Dévastation, quelquefois, si une troupe de Trollocs qui effectue un raid réussit à se faufiler entre les tours de guet de la frontière pendant la nuit. Parfois nous retrouvons les gens et parfois non. Parfois nous les récupérons et regrettons presque d’y avoir réussi. Les Trollocs ne tuent pas toujours avant de commencer leur œuvre de boucher. Et les Demi-Hommes aiment… s’amuser. C’est pire que ce que font les Trollocs. » Sa voix était aussi ferme que s’il parlait de la vie quotidienne et peut-être était-ce le quotidien pour un guerrier du Shienar.
Rand aspira une grande bouffée d’air pour calmer les remous de son estomac. « L’Évanescent là-bas ne s’est pas amusé, Ingtar. Qui a pu clouer un Myrddraal vivant sur une porte ? »
Ingtar hésita, secouant la tête, et présenta brusquement le paquet à Rand. « Tenez. Moiraine Sedai m’a dit de vous donner ceci à la première halte sur la rive gauche de l’Erinin. Je ne sais pas ce qu’il contient, mais elle a affirmé que vous en auriez besoin. Elle m’a chargé de vous recommander d’en prendre soin ; il se peut que votre vie en dépende. »
Rand accepta le paquet à contrecœur ; un fourmillement lui parcourut la peau au contact de la toile. Quelque chose de doux se trouvait à l’intérieur. Du tissu, peut-être. Il serrait le paquet avec circonspection entre ses mains. Il ne veut pas penser non plus au Myrddraal. Qu’est-ce qui s’est passé dans cette salle à manger ? Il s’avisa subitement qu’il préférait, lui, songer à l’Évanescent, ou même à cette salle, plutôt qu’à ce que Moiraine pouvait lui avoir envoyé.
« J’ai reçu instruction de vous avertir en même temps que, s’il m’arrivait quoi que ce soit, les lances vous suivraient.
— Moi ! » Suffoqué, Rand oublia le paquet et le reste. Ingtar répondit à son regard incrédule par un calme hochement de tête. « C’est fou ! Je n’ai jamais conduit qu’un troupeau de moutons, Ingtar. De toute façon, vos hommes ne voudront pas me suivre. Par ailleurs, Moiraine ne peut pas désigner votre second. Votre second est Uno.
— Uno et moi avons été convoqués par le Seigneur Agelmar au matin de notre départ. Moiraine Sedai se trouvait là, mais c’est le Seigneur Agelmar qui m’a parlé. Vous êtes mon second, Rand.
— Mais pourquoi, Ingtar ? Pourquoi ? » La main de Moiraine se voyait nettement en la circonstance, la sienne et celle de l’Amyrlin, le poussant sur la voie qu’elles avaient choisie, mais il se devait de poser la question.
Ingtar avait l’air de ne pas comprendre non plus, mais c’était un soldat, habitué à des ordres bizarres dans l’interminable guerre qui se livrait le long de la Dévastation. « J’ai entendu en provenance de l’appartement des femmes des rumeurs disant que vous étiez en réalité un… » Il ouvrit ses mains que protégeaient des gantelets. « Peu importe. Je sais que vous le niez.
De même que vous niez l’apparence de votre visage. Moiraine Sedai affirme que vous êtes un berger, mais je n’ai jamais vu de berger qui portait une épée avec l’estampille du héron. Peu importe. Je ne soutiendrai pas que, moi, je vous aurais choisi, mais je pense que vous avez en vous l’étoffe qu’il faut pour faire ce qui est nécessaire. Vous accomplirez votre devoir si cela en vient là. »
Rand voulait protester que ce n’était pas un devoir qui lui incombait mais, à la place, dit : « Uno est au courant. Qui d’autre, Ingtar ?
— Toutes les lances. Quand nous autres du Shienar partons, chaque homme sait qui prend le commandement après le chef quand celui-ci tombe. Une chaîne ininterrompue jusqu’au dernier soldat, ne serait-ce qu’un homme en charge de tenir les chevaux. De cette façon, voyez-vous, même s’il est le dernier survivant, il n’est pas qu’un traînard en fuite qui s’efforce de rester en vie. Il a le commandement et le devoir lui impose de faire ce qui doit être fait. Si je vais à la dernière étreinte de la Mère, le devoir vous incombe. Vous retrouverez le Cor et vous l’emporterez où il doit être. Vous le ferez. » Une insistance bizarre marqua les derniers mots d’Ingtar.
Le paquet dans les bras de Rand semblait peser plus de cinquante kilos. Par la Lumière, elle pourrait être à cent lieues et elle tire encore sur la laisse. Par ici, Rand. Par là. Tu es le Dragon Réincarné, Rand. « Je ne veux pas de cette charge, Ingtar. Je refuse de l’assumer. Par la Lumière, je ne suis qu’un berger ! Pourquoi personne ne veut-il le croire ?
— Vous accomplirez votre devoir, Rand. Quand l’homme à l’extrémité de la chaîne manque à son devoir, tout ce qui est au-dessous de lui se désintègre. Trop de choses vont à vau-l’eau. Beaucoup trop déjà. Que la paix favorise votre épée, Rand al’Thor.
— Ingtar, je… » Mais Ingtar s’éloignait en appelant Uno pour s’assurer qu’il avait bien dépêché les éclaireurs.
Rand considéra le paquet dans ses bras et s’humecta les lèvres. Il savait ce qu’il y avait dedans, il en avait peur. Il était partagé entre l’envie de vérifier et celle de le jeter au feu sans l’ouvrir ; il l’envisageait sérieusement, à condition d’être certain que le tout brûlerait sans que personne aperçoive ce qui était à l’intérieur, à condition d’être sûr que ce qui était dedans brûlerait. Néanmoins, impossible de vérifier là, où il risquait que ce soit vu par d’autres yeux que les siens.
Il inspecta rapidement le camp alentour. Les guerriers du Shienar déchargeaient les animaux de bât, d’autres servaient déjà un repas froid de viande séchée et de galettes. Mat et Perrin pansaient leurs chevaux, et Loial était assis sur une pierre en train de lire un livre, sa pipe à long tuyau serrée entre les dents, et une volute de fumée s’élevait en spirale au-dessus de sa tête. Serrant le paquet comme s’il redoutait de le lâcher par mégarde, Rand s’enfonça furtivement au milieu des arbres.
Il s’agenouilla dans une petite clairière masquée par des branches au feuillage épais et posa le paquet sur le sol. Pendant un instant, il se contenta de le regarder. Elle n’aurait pas fait ça. Elle ne pouvait pas. Une petite voix répondit : Oh, si, elle en avait la possibilité et la volonté. Finalement, il se mit en devoir de défaire les petits nœuds des cordons qui liaient le paquet. Des nœuds impeccables, exécutés avec une précision qui trahissait hautement la main de Moiraine ; aucune servante n’avait effectué cette tâche pour elle. Elle n’aurait pas osé courir le danger qu’une servante voie.
Quand il eut détaché le dernier cordon, il déploya ce qui était replié à l’intérieur avec des doigts comme engourdis, puis le contempla, la bouche sèche. C’était d’un seul tenant, ni tissé ni teint ni peint. Une bannière, d’un blanc de neige, assez grande pour être vue d’un bout à l’autre d’un champ de bataille. Et en travers s’avançait une silhouette pareille à un serpent aux écailles rouge et or, mais un serpent avec quatre pattes écailleuses, chacune terminée par cinq griffes dorées, un serpent avec des yeux comme le soleil et une crinière dorée de lion. Il l’avait déjà vue une fois et Moiraine lui avait dit ce que c’était. La bannière de Lews Therin Telamon, Lews Therin Meurtrier-des-Siens, lors de la Guerre de l’Ombre. La bannière du Dragon.